Identifier les préjudices réparables : le point de vue des entreprises


Identifier les préjudices réparables : le point de vue des entreprises

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Comme l’indiquait le professeur Muriel Chagny lors d’un colloque organisé sur l’expert-comptable et l’évaluation du préjudice économique, à Nice, en septembre 2011, « le préjudice économique


est partout », mais l’on constate également qu’il est moins tangible que le préjudice corporel. Cette identification, qui est une phase-clé d’une indemnisation intégrale des dommages subis


par l’entreprise pour faire le départ entre ce qui est consécutif au fait générateur et ce qui résulte d’autres causes, n’est pas aussi évidente que l’on pourrait le penser car elle soulève


la question de la causalité entre le fait générateur et le dommage. Si le constat n’est pas totalement satisfaisant, les responsabilités sont partagées entre : L’inscription dans


l’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile présenté par le garde des Sceaux, ministre de la Justice en avril dernier, du principe d’évaluation distincte de chacun des chefs


de préjudice allégués (art. 1262) devrait contribuer à améliorer cette situation. La difficulté d’identifier tous les chefs de préjudices ne doit pas pour autant conduire à faire l’impasse


sur cette phase importante, ni à s’écarter des principes du droit commun de la responsabilité et notamment du principe fondamental de la réparation intégrale. Cet affaiblissement du lien de


causalité tient à plusieurs causes. L’existence de présomptions légales ou jurisprudentielles, tout d’abord. Aux présomptions jurisprudentielles en matière de concurrence déloyale où la


seule existence d’une faute suffit à identifier le préjudice1, et légale en matière de propriété intellectuelle qui dispense de l’identification du préjudice dès lors que le contrefacteur a


réalisé un bénéfice du fait de la vente du produit contrefait, le législateur communautaire vient d’ajouter avec l’article 17-2 de la directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 précitée


une présomption d’existence du préjudice en cas d’ententes qui mérite que l’on s’y attarde quelques instants. Le Medef s’est opposé à l’introduction de cette présomption même simple, parce


qu’il y a des cas où des ententes ne causent de préjudice, mais également parce que cela ne va pas faciliter l’évaluation du préjudice puisqu’il sera présumé2. Comme l’a souligné M. Faury, «


 identifier c’est évaluer ». Mais si cette présomption fait désormais partie du droit positif, il ne serait pas acceptable que son champ soit étendu au-delà du texte de la directive lors de


sa transposition et donc aux autres infractions au droit de la concurrence. Or c’est malheureusement l’approche retenue par la Chancellerie dans le projet d’ordonnance soumis à la


consultation et ce, malgré les engagements pris par le gouvernement de ne pas surtransposer les directives sauf impératif dûment motivé3. La forfaitisation qui conduit à faire l’impasse sur


la phase d’identification des préjudices, ensuite. Si la forfaitisation et sa traduction formalisée dans des barèmes peut avoir un sens pour les dommages corporels4, il en va tout autrement


en ce qui concerne le préjudice économique. Or, souvent par manque de moyens, les juges du fond, y compris les juges consulaires, ont tendance à forfaitiser les dommages au mépris de la


recherche du lien de causalité. La question du préjudice potentiellement subi par les actionnaires et les investisseurs en cas d’infractions à la législation sur les abus de marché est


particulièrement topique à cet égard. Il suffit de citer la décision rendue par le tribunal de grande instance de Paris et confirmée par la cour d’appel dans l’affaire Sidel5 qui a attribué


une même réparation forfaitaire de 10 € par action détenue à tous les actionnaires sans prendre en compte la situation individuelle de ceux-ci, selon la date de leur acquisition, sans


calculer l’impact des informations inexactes sur le cours des actions. Fort heureusement, cette décision a été censurée par la chambre criminelle de la Cour de cassation6 pour défaut de


motivation et l’on peut noter qu’en novembre 2014, le Club des juristes a fait des propositions tout à fait intéressantes7 en matière d’évaluation des préjudices financiers. Le risque


d’arbitraire est grand car la forfaitisation affaiblit nécessairement l’exigence du lien de causalité. Le préjudice doit être prouvé et évalué in concreto. En outre, contrairement à ce que


d’aucuns prétendent, il n’y a pas de lien automatique entre forfaitisation et préjudices dits de masse, puisqu’aux États-Unis, dans l’affaire Vivendi, il y a bien eu évaluation


individualisée des préjudices subis. Enfin, la tendance à la forfaitisation peut avoir comme effets pervers : L’application de la théorie des effets d’ombrelle sur les prix en droit de la


concurrence, enfin. Dans une décision Kone AG et autres du 5 juin 2014, en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu aux victimes d’une


pratique d’augmentation des prix par une entreprise tierce à l’entente pour s’adapter aux prix du marché issus de la pratique anticoncurrentielle, la faculté d’agir en réparation contre les


participants de l’entente. Cette jurisprudence, que certains estiment confortée par la directive de 2014 précitée, pourrait avoir des conséquences excessives si les tribunaux n’étaient pas


suffisamment exigeants sur la caractérisation du lien de causalité. Si l’on se réfère aux conclusions de l’avocat général, Mme Kokotte, cette décision relève de la volonté de faire jouer à


l’action civile et donc à la responsabilité civile son rôle dans l’efficacité de la mise en œuvre du droit de la concurrence. L’objectif de l’identification de l’ensemble des préjudices


subis est d’assurer la réparation intégrale. Or, même si la fonction de peine privée n’a jamais été totalement absente du droit de la responsabilité civile8 et qu’il existe des dispositions


spécifiques en matière de contrefaçon de marques et brevets9, il y a un courant favorable au développement de la fonction répressive ou même de justice sociale de la responsabilité civile.


Lors des débats qui ont précédé la préparation de la réforme de la responsabilité civile, de nombreux rapports ont soulevé la question de l’opportunité d’introduire en droit français des


dommages et intérêts punitifs. Et même si certains essaient de tirer les dommages et intérêts punitifs du côté de la réparation, en arguant que ces dommages constitueraient une variable


d’ajustement lorsque les pertes subies et le gain manqué se révéleraient d’un montant inférieur au bénéfice qu’aurait tiré le contrefacteur de ses agissements délictueux, la question s’avère


plus complexe qu’il n’y paraît. Depuis un certain nombre d’années, il existe un débat entre les deux voies possibles pour faire appliquer le droit : celle de l’action publique « public


enforcement » et celle de l’action privée « private enforcement » sous l’influence américaine. Alors qu’en Europe, c’est la première qui prédominait du moins jusqu’à l’adoption de la


directive n° 2014/104/UE du 26 novembre 2014 précitée, aux États-Unis c’est la seconde qui prévaut. C’est dans ce contexte que se sont développés aux États-Unis les dommages et intérêts


punitifs. Depuis toujours et particulièrement lors des débats relatifs à l’introduction de l’action de groupe en droit français, le Medef a exprimé son opposition à l’introduction de


dommages et intérêts punitifs. L’exemple américain est l’illustration des effets pervers du système qui incite les victimes à faire du contentieux et qui peut conduire à leur enrichissement


sans cause. Rappelons que ce qui peut se justifier dans le contexte américain, ne se justifie pas de la même façon en Europe et en France tout particulièrement où l’intervention publique


pour faire appliquer la loi est dominante. Il n’existe pas de raison objective en France d’ajouter en droit civil une sanction à connotation répressive, à l’arsenal de sanctions déjà


existant. Aller dans cette voie aboutirait à cumuler les inconvénients des deux systèmes. On comprend à cet égard que les dommages et intérêts punitifs suscitent une sérieuse réserve au sein


des États membres. Il suffit de citer l’article 3-3 de la directive de 2014 précitée qui dispose que la « réparation intégrale au sens de la présente directive n’entraîne pas de réparation


excessive, que ce soit au moyen de dommages et intérêts punitifs ou multiples ou d’autres types de dommages et intérêts »10. Si l’aspect répressif n’est pas totalement absent du droit de la


responsabilité civile, ce serait une erreur de basculer vers un système où la répression serait l’objectif principal de l’action. La question des dommages et intérêts restitutoires mérite


cependant que l’on s’arrête un instant pour souligner qu’elle se pose de manière un peu différente. Il ne s’agit plus, en effet, d’obtenir le prononcé d’une peine privée, mais la restitution


du profit indûment perçu par l’auteur de l’acte illicite, que la seule réparation du préjudice ne suffit pas à « effacer ». Dans certaines hypothèses, l’institution de dommages et intérêts


restitutoires semble légitime. C’est d’ailleurs dans cette voie que s’est engagé le législateur en matière de propriété industrielle avec les lois du 29 octobre 2007 sur la contrefaçon et du


11 mars 2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon, ce que le Medef soutient. Mais ceux-ci portent également atteinte au principe de la réparation intégrale, et soulèvent, au demeurant,


des problèmes lorsqu’il y a pluralité de victimes et que seule l’une ou plusieurs d’entre elles demande l’attribution de dommages et intérêts restitutoires, car il existe alors un risque de


distorsion de concurrence. Afin d’éviter une exception trop importante au principe de réparation intégrale, la Chancellerie propose pour sanctionner certains comportements de retenir une


voie différente : celle d’une amende civile dont le produit irait à un « fonds d’indemnisation en lien avec la nature du dommage subi ou, à défaut, au Trésor public ». Cette approche nous


paraît tout aussi contestable et soulève, de notre point de vue, un problème de compatibilité avec la Constitution. Le Conseil constitutionnel a déjà jugé que le principe de légalité des


délits et des peines s’appliquait aux sanctions administratives prononcées par une autorité non juridictionnelle, au regard des critères élaborés par la Cour européenne des droits de l’Homme


(CEDH) pour définir la matière pénale, et en particulier celui de la nature et du degré de sévérité de la sanction prévue11. Il ne fait guère de doute que cette amende introduite dans le


Code civil revêt en réalité un caractère pénal12 et devrait dès lors être soumise à l’ensemble des principes attachés à cette matière (notamment le principe de légalité des délits et des


peines alors qu’il n’y a pas d’incrimination spécifique, le principe de personnalité des peines, le principe de nécessité et de proportionnalité des peines13). De plus, le plafond fixé pour


les personnes morales est exorbitant et ne respecte pas le principe de proportionnalité. En effet, le pourcentage de 10 % du montant du chiffre d’affaires mondial hors taxes le plus élevé


réalisé au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice précédent celui au cours duquel la faute a été commise, pourrait conduire à des montants de plusieurs centaines de millions d’euros


pour les grands groupes, ce qui paraît totalement hors de proportion avec la gravité de la faute. La rédaction est très directement inspirée de l’article L. 442-6 du Code de commerce.


Rappelons que la compatibilité de cet article avec la Constitution a fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité qui a donné lieu à une décision du Conseil constitutionnel


n° 2010-85 du 13 janvier 2011. Dans cette décision, le Conseil a rappelé que si le législateur était compétent pour assortir la violation de certaines obligations civiles et commerciales


d’une amende civile, il doit définir « en des termes clairs et précis la prescription dont il sanctionne le manquement », condition qui n’est nullement remplie en l’espèce en raison de la


généralité des termes retenus par l’avant-projet. En aucun cas le contentieux civil ne peut être utilisé pour pallier la lenteur et l’incapacité de la justice pénale à réprimer certains


comportements délictueux. En conclusion, nous considérons que seuls peuvent se justifier des dommages et intérêts restitutoires au titre de la seule faute lucrative, à l’instar de ce qui a


été retenu en matière de propriété industrielle14 et uniquement dans des cas spécifiques par des lois spéciales. Mais en aucun cas, il n’est justifié d’en faire un principe général du droit


de la responsabilité civile devant figurer dans le Code civil. Ceci montre clairement que l’on veut faire jouer à la responsabilité civile un rôle de régulation sociale qui transparaît


encore plus nettement dans la théorie du préjudice dit diffus. Il est intéressant, en effet, de noter que dans la théorie du préjudice dit diffus, développée par les partisans des class


actions dans le milieu des années 1970, terme peu approprié qui vise des préjudices de masse de faible montant issus de comportements illicites, le juge devrait pouvoir, lorsqu’il serait


d’avis qu’il serait impraticable ou trop onéreux de procurer une compensation individuelle aux membres du groupe, ordonner une réparation en nature : par exemple, diminution des courses de


taxis pendant une certaine période en compensation d’une surcharge du tarif imposée aux clients…, mesure qui ne profiterait pas aux personnes lésées. On voit bien alors que l’on n’est plus


du tout dans la réparation et on peut même se poser la question de la compatibilité de telles mesures avec le droit de la concurrence, en ce qu’elles donnent aux entreprises fautives un


avantage concurrentiel. L’on est très loin de l’identification des préjudices aux fins de réparation. S’en écarter en dehors de cas très spécifiques serait risquer d’ouvrir la porte à


l’arbitraire. En conclusion et pour répondre aux souhaits de la première présidente, quelques suggestions : * la poursuite d’une amélioration de la formation des juges tant de l’ordre


judiciaire que de l’ordre administratif à l’économie, à la finance et à la comptabilité ; * une motivation plus détaillée à laquelle l’obligation à venir d’évaluer distinctement les chefs de


préjudice devait contribuer ; * le cantonnement de dommages et intérêts restitutoires à quelques situations clairement délimitées ; * le rejet de toute barémisation ou nomenclature en


matière de préjudice économique.