Comment l’e-sport s’est frayé un chemin à « l’équipe »

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Le 3 janvier 2025, « L'Équipe Magazine » a consacré sa Une à Caliste Henry-Hennebert, jeune prodige français du jeu vidéo « League of Legends ». © Crédits photo : captures d'écran
« L'Équipe » / montage La Revue des médias Alors que les sports électroniques remplissent des stades, ils peinent à se faire une place dans les médias traditionnels. Sauf à « L’Équipe
», où une rubrique leur est consacrée depuis octobre 2016. Vincent Bresson Publié le 20 mars 2025 S’il gagnait un euro par commentaire doutant de la pertinence de traiter l’e-sport dans les
colonnes de _L’Équipe_, Paul Arrivé finirait un jour ou l’autre millionnaire. « _On en retrouve quasi systématiquement en dessous de nos articles, alors j’ai fini par sélectionner mes
commentaires préférés pour les graver sur deux de mes mugs _», plaisante le journaliste. Quand la rédaction du quotidien sportif de France décide en 2016 de créer une rubrique dédiée au
sport électronique, c’est vers ce jeune homme tout juste diplômé de l’École de journalisme de Grenoble qu’elle se tourne. Celui à qui l’on prête des airs de ressemblance avec le chanteur
Orelsan débarque alors à _L’Équipe_ comme pigiste, avant de signer un CDI en 2019. Jusqu’alors, le journal traitait peu la pratique compétitive du jeu vidéo (e-sport), sans spécialiste de la
question en interne. « _L’année précédant son arrivée, j’ai passé plusieurs mois à travailler sur une série de papiers à ce sujet, alors que je n’y connaissais pas grand-chose_ », se
remémore Fabien Mulot, désormais responsable marketing client. UNE EFFERVESCENCE Ce mariage entre l’e-sport et _L’Équipe _n’a rien d’évident si l’on s’attarde sur les commentaires de
certains abonnés pour qui taper sur un clavier et sur les touches d’une manette n’a rien de sportif. « _C’est pourtant une pratique exigeante mentalement et physiquement qui réunit des
joueurs autour de compétitions structurées, comme dans tous les sports “classiques”, _pose avec naturel Frédéric Waringuez, rédacteur en chef du journal. _Il était logique pour nous de
s’intéresser à son développement._ » La France comptait pratiquement douze millions de pratiquants ou consommateurs d’e-sport en 2023, selon l’Observatoire économique de l’e-sport, soit 23 %
des internautes de plus de 15 ans. Les médias traditionnels peinent pourtant à s’emparer de cette effervescence. «_ L’angle le plus courant vise à se demander si l’e-sport est un sport,
alors qu’il y a beaucoup d’autres choses à en dire_ », souffle Paul Arrivé, agacé par ce débat stérile. Le doute sur la sportivité et l’intérêt de traiter de jeux vidéo existe-t-il au sein
même de la rédaction ? Le journaliste nous dit n’y avoir jamais été confronté. France Info (de 2022 à 2024) et beIN Sports (de 2016 à 2021) ont un temps lancé leur propre rendez-vous
hebdomadaire dédié à la pratique, sans les pérenniser. En 2016, la chaîne de télévision américaine ESPN avait même lancé en grande pompe un département dédié aux compétitions de gaming avant
de le fermer en 2020. « _Le public de l’e-sport est jeune et consomme l’information différemment_, analyse le trentenaire. _Ils n’ont sans doute pas fait le pas de côté leur permettant de
toucher cette communauté. _» Neuf ans après la création d’une rubrique e-sport par _L’Équipe_, le phénomène poursuit pourtant sa professionnalisation. Ses compétitions peuvent rassembler
plusieurs dizaines de milliers de personnes dans un même stade et ses plus grandes stars gagnent des salaires proches, voire supérieurs, à d’autres athlètes. Caliste Henry-Hennebert, jeune
prodige français de _League of Legends_, serait ainsi payé 200 000 euros par an par la Karmine Corporation, un club français très populaire. Le comité international olympique a même fini par
programmer à Riyad en 2027 les premiers Jeux olympiques d’e-sport. UNE RUBRIQUE COMME LES AUTRES Avec l’engouement croissant autour de son pré carré, Paul Arrivé a eu besoin d’un renfort. À
partir de 2020, Corentin Parbaud lui prête main-forte et travaille désormais à ses côtés trois jours par semaine. L’actualité de l’e-sport est dense, entre suivi du mercato (généralement en
fin d’année civile), comptes-rendus des performances ou publications d’infos exclusives. « _Notre traitement est similaire à celle des autres domaines que traite _L’Équipe_, à la différence
qu’il nous faut être capable d’écrire à propos de compétitions plus variées, _expose Paul Arrivé_. Comme nous ne sommes que deux, nous ne sommes pas forcément experts de tous les jeux
vidéo._ » La très large majorité des productions du duo est publiée en accès libre sur le site. Mais l’e-sport se fait parfois une place dans les contenus payants. En janvier 2024, Paul
Arrivé a cosigné une série sur la passion coréenne pour les confrontations numériques dans _L’Équipe Explore_, site de documentaires et de longs formats. « _Ce type de grands reportages sur
l’e-sport peuvent toucher un public large, alors que son actualité au jour le jour est réservée à un public de connaisseurs _», décrypte Emmanuel Alix, directeur du pôle numérique. ÉLARGIR
LE TERRAIN DE JEU Cocorico. À l’occasion d’événements majeurs, le sujet sait aussi se faire une petite place dans les colonnes du quotidien, essentiellement pour mentionner les performances
françaises. Avec l’émergence de structures portées par des figures de l’Internet tricolore telles que les Gentle Mates du trio Squeezie-Gotaga-Brawks (_Call Of Duty, Valorants_…) ou la
Karmine Corporation de Kameto (_League of Legends, Rocket League_…), l’engouement hexagonal est au plus haut. La « KCorp » a même vendu 40 000 maillots en 2023, soit davantage que certains
clubs du championnat français de football. _L’Équipe Magazine_ a d’ailleurs consacré sa première Une de 2025 à Caliste Henry-Hennebert. Pour les initiés, voir le plus grand espoir français
du jeu vidéo s’afficher en kiosque est une forme de consécration. « _Sur le __réseau social X__, de nombreux jeunes ont photographié et publié cette Une en disant que c’était la première
fois qu’ils achetaient _L’Équipe », lâche fièrement Corentin. > « On cherche à doubler notre audience à l'horizon 2030 » Ce public, le journal souhaite justement le familiariser avec
sa marque. « _Lors de notre dernier séminaire d’entreprise, l’e-sport a été identifié comme un des canaux pour rajeunir la moyenne d’âge de nos abonnés, qui se situe autour de 50 ans_,
dévoile Fabien Mulot_. On cherche à doubler notre audience à l'horizon 2030, et pour cela, nous devons chercher de nouveaux lecteurs._ » Avec en moyenne 30 articles par mois rassemblant
chacun entre 10 000 à 50 000 visiteurs, l’e-sport n’est qu’un levier parmi tant d’autres pour soutenir cette croissance. Une audience bienvenue et comparable à celle du volley. La série
d’articles publiée par _L’Équipe Explore_ sur le pays asiatique roi de l’e-sport a même cumulé plus de 100 000 visites. Mais combien s’abonnent exclusivement pour lire ce type de contenus
premium ? « _Ce traitement nous apporte des abonnements qui ne durent généralement pas dans le temps et c’est bien normal, puisque notre production sur le sujet n’est pas assez importante_
», concède Emmanuel Alix. L’enjeu est ailleurs. L’e-sport est une porte d’entrée vers _L’Équipe _dans sa stratégie « _d’étendre son terrain de jeu_ » et, aussi, une façon d’attirer de
nouveaux annonceurs investissant déjà dans le domaine du jeu vidéo. LA VIDÉO POUR CONTINUER DE GRANDIR Pour viser encore plus haut, Paul Arrivé estime que tout est affaire de format. Le
journaliste aimerait miser davantage sur les contenus vidéos. _L’Équipe _s’y est déjà essayé à tâtons. Une vidéo YouTube consacrée à Sang-hyeok « Faker » Lee, meilleur joueur du jeu _League
of Legends_, cumule plus de 560 000 vues un an après sa publication. Mais le rubricard lorgne surtout sur la plateforme de streaming Twitch, très appréciée par les fans de jeux vidéo, pour
faire passer un cap à son employeur. « _On a lancé fin 2019 des émissions de débat autour de l’e-sport, mais, jusqu’ici, le projet n’a pas été pérennisé de manière régulière _», regrette
Paul Arrivé. Le 12 mars, il a initié une série de quatre émissions programmées jusqu’au mois de septembre sur la chaîne Twitch du quotidien. « _On espère que ça va marcher pour pouvoir
montrer que c’est vers cette voie que l’on doit aussi se tourner,_ souhaite le journaliste aux cheveux longs._ On peut toucher un public important sur cette plateforme._ » Paul Arrivé en est
sûr : si l’e-sport reste une niche, le renouvellement des générations le rendra à l’avenir incontournable. Au point d’avoir un jour droit jour à un suivi quotidien dans les pages du journal
?