« Vous croyez vraiment qu’on peut publier un scoop chaque jour ? » | la revue des médias


« Vous croyez vraiment qu’on peut publier un scoop chaque jour ? » | la revue des médias

Play all audios:


Jean Schalit est l'homme derrière le journal « La Truffe ». 


Concept éditorial, financement, organisation : en 1991, le quotidien La Truffe était un condensé d’innovations. Il n’a tenu que sept semaines. Vie et mort du journal qui voulait


révolutionner la presse.


Alors c’est lui, ce petit bonhomme vibrionnant, avec ses grosses touffes de sourcils, sa voix d’acteur comique, ses bras qui moulinent et ses Mephisto qui couinent, c’est lui qui va


révolutionner la presse ? C’est lui. En ce printemps 1991, Jean Schalit en est persuadé. Avec La Truffe, il a mis au point une formule imparable : il veut faire une sorte de Canard Enchaîné


hyper moderne et quotidien. Huit pages décapantes vendues 5 francs.


Et cette fois, il ira jusqu’au bout, pas comme ces industriels frileux qui depuis dix ans crient au génie en découvrant ses concepts mais finissent toujours par renoncer. Dans la coupe


débordante de ses déconvenues, il y a d’abord cette idée de journal gratuit à distribuer dans le métro. Il la propose en 1980 à Jean-François Bizot, qui finalement préfère lui confier la


refondation d’Actuel. Schalit conçoit ensuite Le Monde Illustré, un supplément de fin de semaine riche en photos de mode et en sujets de société. Mis en scène par Jean-Paul Gaultier et


Jean-Paul Goude, le numéro zéro célèbre l’émergence du « style beur ». Trop novateur ? Ce magazine sombre dans les guerres de clans qui paralysent la direction du Monde.


Schalit dégaine alors Le Grand Paris, un journal tout en couleurs inspiré de USA Today, un patchwork d’articles très courts — mais la météo s’étale sur une pleine page. Quatre cahiers sont


encartés les uns dans les autres : le premier couvre l’actualité générale, le deuxième les sports, le troisième s’adresse aux femmes et aux enfants, le quatrième traite d’infos locales. Les


premiers tests auprès des lecteurs sont excellents. Paul Dini, patron d’un groupe de presse gratuite, est prêt à financer ce quotidien qui, c’est certain, va ringardiser en un instant ses


concurrents, tous imprimés en noir et blanc. Mais Le Parisien riposte, remanie sa maquette, introduit un peu de couleur. L’investisseur renonce.


Autre chose ? Oui, bien sûr : Schalit pourrait inventer un média chaque jour. Voici Numéro Un, pour le groupe Hachette. Un grand quotidien populaire national, un Europe 1 de l’écrit, le


nouveau France Soir si l’on veut, que l’on tirera à un million d’exemplaires. Avec TF1, que le gouvernement a décidé de privatiser, cela constituerait un puissant ensemble. Mais en 1987,


déconfit de voir la première chaîne lui échapper, Jean-Luc Lagardère enterre le projet. Au suivant.


D’une aventure à l’autre, Schalit traîne ses marottes : le visuel, la couleur, les formes attrayantes. Une certaine idée de la modernité. Il considère qu’une infographie vaut mieux qu’un


long discours. Il professe que la presse quotidienne devrait davantage se soucier de ses lecteurs, répondre à leurs besoins, s’adapter à leur mode de vie. Les magazines et la télé triomphent


 ? Alors imitons-les. D’une aventure à l’autre, il entraîne aussi une équipe de fidèles, aimantés par son énergie, son obsession du coup d’avance, son culte de la vitesse. La nuit comme le


jour, Schalit est un générateur d’urgences qui rend la vie intense. Il possède l’un des premiers téléphones portables et peut sauter dans un Concorde pour découvrir un logiciel dégoté à New


York par Jean Favreau, son directeur technique. Avec Schalit, c’est déjà l’an 2000.


Mais La Truffe, alors ? Pas si vite. Le mur de Berlin vient de tomber et Robert Maxwell, le magnat de la presse britannique, fait venir Jean Schalit à Londres. Sa mission : forger un


journal. La routine, ou presque. The European ne rencontre pas le succès escompté mais Schalit rentre à Paris avec des indemnités royales. À bientôt 55 ans, il peut enfin se lancer. La


déliquescence du mitterrandisme lui semble un excellent terreau. D’un côté, l’exercice du pouvoir a engendré quantité de haines et nourri des désirs de vengeances — autant de moteurs


potentiels pour balancer des infos embarrassantes. De l’autre, Schalit en est certain, le sentiment de trahison est en train de se muer en exigence de transparence chez nombre d’électeurs.


Pour lui, c’est une évidence : l’heure des médias d’investigation a sonné.


Des pointures. Voilà ce dont Jean Schalit a besoin pour monter La Truffe. Auteur d’une contre-enquête décisive sur la mort de Robert Boulin, James Sarazin ne compte plus les menaces de mort


ni les Mercedes lancées à ses trousses en pleine nuit, tous feux éteints. À L’Express, il a son bureau, sa secrétaire, sa ligne directe, son bâton de maréchal. Tant de confort ne fait-il pas


vieillir prématurément ? Pendant trois mois, Jean Schalit l’appelle sans relâche, titille son goût de l’aventure, lui promet qu’il en a fini avec « les trouillards et les bureaucrates »,


accède à toutes ses exigences. À court d’arguments, Sarazin cède ; il sera directeur de la rédaction.


Schalit a un bagout pas possible, une tchatche de publicitaire — il l’a été pendant dix ans. Il aimerait aussi débaucher Edwy Plenel et Georges Marion. À plusieurs reprises, Schalit


rencontre les enquêteurs du Monde en compagnie de Jean-François Lacan, qui dirige les pages consacrées aux médias dans le quotidien du soir. Schalit sent poindre chez eux une certaine


frustration. Le Monde est d’une prudence décourageante ? Il leur promet un journal qui n’aura peur de rien. D’ailleurs, à l’instar du Canard, La Truffe se passera de pub et portera haut son


indépendance. De réunion en réunion, pourtant, la gêne grandit. Edwy Plenel perçoit dans le projet « un mélange entre information et divertissement qui n’est pas trop [sa] sensibilité ».


Schalit, en effet, s’est entiché d’un jeune talent du rire télévisuel : Karl Zéro. Il l’aide comme il peut et lui laisse les clés de son domicile quand il part en vacances — à force de


soigner ses plantes, Karl Zéro a presque la main verte. Chaque jour, à la une de La Truffe, Karl Zéro doit livrer un photomontage et un jeu de mots. Pour Schalit, c’est l’équivalent moderne


des contrepèteries du Canard et des dessins de presse à la papa. Un garde-fou, aussi, contre l’esprit de sérieux qui, trouve-t-il, habite trop souvent les journalistes.


De la petite bande du Monde, seul Jean-François Lacan continue à venir aux réunions. Son désir est plus fort que sa lucidité. « Lancer un quotidien, c’est un fantasme absolu pour un


journaliste. C’est le Graal. » Il embarque ; il sera directeur adjoint. Pour assurer la gestion de l’entreprise, voici Antoine Griset, administrateur historique de Libé. Michel Polac se


laisse aussi tenter par l’aventure. Premier acte : il corrige l’intitulé de son poste. Il ne sera pas « médiateur », il sera « emmerdeur public ».


Une photo immortalise un Schalit conquérant entouré de ses quinze premières recrues. Au premier rang, bandeau dans les cheveux et jupe-culotte, une seule femme : Sophie Lefèvre, l’adjointe


du directeur artistique. Elle a compris qu’avec Schalit, l’imagination serait au pouvoir. Là, il s’agit d’inventer« le premier quotidien français entièrement en couleurs ».


Parce qu’il y a des scoops à chercher partout, Schalit fait aussi appel à Henry-Jean Servat et son carnet d’adresses débordant de princesses et de stars de cinéma. Le sien regorge plutôt


d’anciens communistes. Avant d’être exclu du PCF pour dérive réformiste en 1966, le camarade Schalit a été l’un des dirigeants de l’Union des étudiants communistes et le rédacteur en chef de


leur journal, Clarté. Il a transformé ce bulletin gris périclitant en mensuel moderne. Picasso, Braque, Chagall… Chaque couverture était illustrée par un grand peintre et la vente des


originaux finançait le journal. C’est son premier fait d’armes.


Mais pour toute une génération, Schalit est d’abord l’homme d’Action, ce quotidien de lutte vendu à la criée dans les manifs de Mai 68. Il avait d’abord pensé à un « journal-enveloppe », un


kit d’agitation constitué d’articles, de tracts, de photos, d’affiches. Trop compliqué à réaliser. Il a toutefois conservé le principe de l’affiche — un dessin occupe toute la une du


journal. Depuis, dans la presse, Schalit est un mythe.


Et quand un mythe vous invite à le rencontrer, vous y allez. C’est ce que se dit Pierre Haski, « très heureux » au service étranger de Libé, quand Schalit l’appelle pour phosphorer autour du


journal qu’il s’apprête à créer. Tout le monde parle librement puis Jean Schalit, volcanique, expose ses constats : « Les quotidiens rabâchent les informations que la télévision et la radio


ont donné la veille », qu’ils enrobent de reportages, de commentaires et d’éditoriaux. Avec La Truffe, Schalit veut faire l’inverse : ne publier que des infos originales. Des enquêtes de


fond et une multitude de confidentiels. Pas de gras. Pas de déjà-vu. Si on n’a pas de « valeur ajoutée » par rapport à l’AFP, on n’en parle pas. Pierre Haski, habitué à hiérarchiser chaque


jour les grands événements du monde, est complètement décontenancé : « Le journal n’aurait tout de même pas fait l’impasse sur le coup d’État qui vient d’avoir lieu à Moscou ? » Schalit : « 


Est-ce que tu aurais eu des infos exclusives ? » Évidemment pas le premier jour, argumente Pierre Haski, puisque les communications étaient coupées, mais des analyses éclairantes, sans


doute… « Dans ce cas, tranche Schalit, on n’en parle pas. »


Karl Zéro a entouré d’une couche-culotte le visage du ministre de la Justice, Henri Nallet. Légende : « Même mouillé, il reste sec ! » À côté, la manchette de La Truffe tonne : « L’Élysée,


siège social d’Urba ». Quelques semaines plus tôt, dans le cabinet du juge Jean-Pierre, un ancien responsable socialiste est passé aux aveux. Il a raconté comment, depuis vingt ans, la


société Urba et d’autres bureaux d’études avaient été chargés de racketter des entreprises à coups de fausses factures pour financer les campagnes électorales du PS — notamment celle de


1981, dirigée par… Henri Nallet.


Pour Schalit, c’est exactement le genre d’enquête que devrait sortir La Truffe — d’où le choix d’un tel sujet sur les affiches qui annoncent la naissance du journal. C’est une proclamation


d’insoumission : même s’il a le cœur à gauche, il ne fera pas de cadeau au pouvoir. Il en paye le prix : la Caisse des dépôts et le Groupe des assurances nationales (GAN), qui avaient promis


de participer au financement du journal à hauteur de 16 millions de francs, se désistent aussitôt. Schalit, qui a investi les indemnités de Maxwell et convaincu ses amis fortunés de mettre


au pot (le chantage affectif ne lui fait pas peur), croit pouvoir rallier d’autres investisseurs institutionnels. En attendant, pour faire fonctionner ce journal sans pub sans pour autant


dépendre d’un actionnaire prépondérant, il fait le pari d’une souscription populaire : 20 000 actions à 500 francs sont proposées. Hasardeux ? Non, corrige Schalit : moderne.


La campagne d’affichage n’a pas attiré que des souscripteurs. Elle a aussi drainé des dizaines de jeunes reporters désireux de « foutre le bordel dans la presse » — ou, plus modestement, de


décrocher un premier CDI. Si l’on examine en détail les CV des uns et des autres, rares sont les journalistes qui ont démissionné d’un poste pour rejoindre La Truffe. Aline Richard, elle,


l’a fait. Spécialiste des matières premières à La Tribune, elle soutient les regards effarés de son entourage : « À 27 ans, si on n’est pas capable de prendre ce genre de risque, il y a un


problème. »


Schalit a trouvé des locaux dans une cour du quatorzième arrondissement de Paris, rue Dareau, « entre Sainte-Anne et la Santé » — il ne se lasse pas de le préciser. Au sous-sol : les « 


soutiers », des enquêteurs tout-terrain, souvent très jeunes, dont James Sarazin veut faire « des chiens de chasse qui rapportent leur gibier quotidien ». Au rez-de-chaussée : la maquette,


la photo et les « cafetiers », censés connaître un milieu comme un bistrotier connaît ses habitués. Ailleurs, on aurait dit des rubricards, mais La Truffe a aboli les rubriques. Au premier


étage, enfin, l’édition, l’informatique et « le marigot » — le repaire des vieux crocodiles qui peuplent la chefferie.


Sur chaque bureau : un Macintosh. Du jamais vu dans une rédaction. Plus de téléscripteurs : les dépêches de l’AFP arrivent directement sur les ordinateurs. Q-Edit, QuarkXPress, Illustrator,


Photoshop : les journalistes se familiarisent avec les noms barbares des logiciels. Alain Leiblang, le chef des sports, est fasciné quand il découvre qu’on peut écrire directement dans une


page maquettée. Encore plus fou : le journal est envoyé à l’imprimerie depuis les postes des chefs d’édition grâce à une ligne à deux mégabits. Le premier soir, Schalit propose aux


journalistes de le rejoindre chez l’imprimeur pour assister à ce miracle.


Il estime que les journaux pâtissent des lourdeurs que leur imposent les ouvriers du Livre. Il a voulu que la technique soit au service de l’éditorial, pas l’inverse. Il ne conçoit pas que


des obstacles puissent entraver sa volonté. Parfois, ça lui joue des tours, comme lorsqu’il doit abattre le joli portail en pierre de sa maison de campagne, trop étroit pour « la Rolls des


tondeuses » qu’il s’est entêté à commander. L’intendance doit suivre, toujours.


Mais qui a recruté ces gens ? Quand il fait son entrée dans la cour du journal, vers midi, la tête encore un peu au Palace, Henry-Jean Servat ne cesse de s’étonner devant le spectacle de « 


cette armada de pigistes et de traîne-savates », cette colo de plumitifs « post-baba » qui s’imaginent devenir Günter Wallraff en faisant tourner une bouteille de gnôle au soleil. Il adore


Schalit mais il n’avait pas prévu de se retrouver à la cour des miracles. Il fait glisser ses lunettes noires.


Entre les bureaux, c’est une AG permanente pour tenter de comprendre quel journal il convient de faire. « On n’y arrivera jamais », gémit une voix. « Avec un nom pareil, personne ne peut


nous prendre au sérieux », poursuit une autre. Chaque matin, on entend le même refrain : « Vous croyez vraiment qu’on peut publier un scoop chaque jour ? » Les transfuges d’autres journaux


témoignent : quand le scoop devient un impératif, on devient trop dépendants des sources, et plus très regardants sur leurs motivations.


Il faut pourtant trouver « des angles Truffe ». Selon les tempéraments, c’est un défi excitant ou une angoisse paralysante. Des agriculteurs ont prévu de boucler Paris, mais comment sortir


une exclusivité sur une manif ? Et sur le navigateur Gérard d’Aboville, qui s’est engagé dans une traversée de l’océan Pacifique à la rame ? Pas d’idée ? Sujet suivant : au Zaïre, les


pillages et les émeutes se multiplient. La France et la Belgique ont envoyé des centaines de paras pour évacuer les étrangers. Déjà vu à la télé, tranche Schalit. Le cafetier Afrique insiste


 : il paraît que Mobutu finance de faux partis politiques pour simuler la démocratie. Sourire du patron : « Ah, ça, c'est très Truffe ! » Son euphorie est contagieuse.


Cheveu mi-long et chemise en jean, Richard Cannavo, rédacteur en chef des articles « société », regarde Schalit du coin de l’œil. Il lui donne l’impression de vivre un rêve. De se comporter


comme si, avec quarante journalistes, il dirigeait vraiment un grand média. Schalit y croit, c’est tout. Démonstration : le vendredi 27 septembre 1991, deux millions d’exemplaires d’une


édition « avant-première » de La Truffe sont distribués gratuitement. Deux millions ! Mesure du succès : dans la matinée, 700 nouvelles promesses de souscriptions parviennent au siège du


journal. Sueurs froides quand une erreur de manipulation sur un terminal fait disparaître le listing. Le répit qui suit sa résurrection informatique est de courte durée : sous la pluie,


voici un huissier. Convocation devant le juge des référés. L’Association française contre les myopathies veut interdire la publication d’une enquête qui met en cause la gestion des fonds


récoltés pendant le Téléthon. Jubilation générale : La Truffe dérange déjà.


Le 1er octobre, le numéro 1 s’écoule à 200 000 exemplaires. Le cafetier en charge de Matignon, pourtant, est hors de lui. Ce fougueux Basque aux boucles brunes, qui répond au nom de


Jean-Michel Aphatie, estime que Karl Zéro sabote son travail. Que l’humoriste habille Jean-Marie Le Pen de la combinaison d’un autre borgne célèbre, Terminator, pour proclamer que « 


Lepenator », passe encore. Mais qu’il détourne l’affiche du film La Vieille qui marchait dans la mer pour en faire « La Vieille qui marchait dans la merde, un film de François Mitterrand »,


avec une photo d’Edith Cresson, non. Apathie alpague ses directeurs : « Allez donc vous pointer à Matignon et demander des infos à ma place, vous allez voir si c’est marrant. »


Jean Schalit pose la paume de sa main droite sur sa tasse. Le geste intrigue toujours ses convives, qui se perdent en conjectures. Est-ce un moyen de se réchauffer la peau ? Ou cache-t-il à


sa propre vue des signes qu’il pourrait lire dans son expresso ? Personne n’ose lui poser la question. Ça ne dure qu’un instant. Mais c’est le seul de la journée où Schalit semble ralentir.


Après, il sort de son veston une enveloppe. Billets sur la table. Générosité ostentatoire. Et c’est reparti.


Schalit n’est pas du genre à s’inquiéter. Il croit que la chance sourit aux audacieux. Alors les cadres du journal s’inquiètent pour deux. Préoccupation quotidienne : les ventes. Au bout


d’une semaine, elles sont tombées sous le seuil de 35 000 exemplaires. La curiosité du public s’est émoussée. Celle de Michel Polac aussi, qui cesse de venir, lassé peut-être de ses propres


incantations. Karl Zéro dicte désormais ses photomontages par téléphone. Visuel d’un jour : Kadhafi en hôtesse de l’air ; légende : « Fly Décès 10, Air Alibi à votre service ». Une autre


fois : une famille baigne dans son sang sous un logo d’agence de voyages ; légende : « Croatie, aller simple : 3 semaines, 700 morts. On y prend goût. » Et tous les deux jours, Jean-Michel


Aphatie menace de démissionner. Il trouve que les titres des articles, souvent très drôles, ne reflètent pas les contenus des articles. James Sarazin l’écoute récriminer puis on passe à


autre chose. « Un quotidien, philosophe le directeur, c’est que des emmerdes. Alors une emmerde chasse l’autre… »


Au sous-sol et au rez-de-chaussée, les journalistes de la rédaction se démènent pour dénicher des « truffes ». Ils enquêtent sur le scandale du sang contaminé et l’assassinat de Chapour


Bakhtiar, le financement de la Coupe du monde de rugby et les caisses noires du PCF. Ils alertent sur de possibles scandales sanitaires, se passionnent pour le juge Bruguière et racontent


comment certaines entreprises françaises continuent à faire des affaires en Yougoslavie malgré la guerre. Ils s’intéressent aux activités de Bernard Tapie et à celles de Monique Lang,


l’épouse et collaboratrice du ministre de la Culture. Ils dévoilent un projet de taxation des messageries roses, qui représenterait un manque à gagner considérable pour Libération, Le


Parisien et Le Nouvel Obs. Les papiers sont plutôt intéressants. Mais est-ce là ce que le public attend d’un quotidien ? Jean Favreau, le directeur technique, s’aperçoit un matin qu’il doit


se forcer à lire son propre journal.


Nicolas Beau, un jeune enquêteur passionné par le Maghreb et les banlieues, est sur un bon coup : il a appris que 300 harkis avaient été intégrés à la préfecture de police de Paris après


avoir contribué à la lutte contre le FLN dans la capitale, en particulier lors de la manifestation du 17 octobre 1961, sous les ordres du préfet Papon. Mais il faut du temps pour recouper


les témoignages. « Vous croyez vraiment qu’on peut publier un scoop chaque jour ? » Les jours sans se succèdent et le refrain quotidien se teinte d’aigreur.


Le soir, Schalit téléphone au domicile de ses salariés. Il les abreuve d’idées neuves, claque des ordres saturés d’affects. Il voudrait un journal encore plus drôle. Il accorde plus de place


aux caricatures du jeune Tignous et instaure des rubriques baroques. Ainsi Daniel Lambert dessine-t-il des « sexes de star » : celui d’Edouard Leclerc est fripé comme un code-barres, le


gland de Steven Spielberg évoque la tête d’E.T., les testicules de Bernard Hinault ont pris la forme de pédales de vélo. Un concept.


En dernière page, fini de rire. Chaque jour, un encart sur fond vert d’eau appelle les lecteurs à devenir actionnaires de La Truffe. La Commission des opérations de Bourse a fixé au 15


octobre la clôture de l’opération. Si à cette date, toutes les actions n’ont pas trouvé preneur, il faudra rembourser les épargnants. Et La Truffe sera sous peu à court d’argent.


Dans les autres médias, le scepticisme vire parfois à la pitié. Les plus confraternels reprennent parfois quelques infos de La Truffe. Mais aucun scoop ne fait autant de bruit que les


confidences de Brigitte Bardot, qui annonce « en exclusivité » à Henry-Jean Servat qu’elle est fâchée avec TF1 et arrête son émission « SOS animaux ». Humiliation pour les enquêteurs, qui


trouvaient que ce sujet n’était « pas très Truffe ». Le journal qui voulait faire vaciller la République en serait réduit à faire trembloter une chaîne de télé ? La plume dans la plaie, tu


parles.


Les lecteurs sont invités à livrer leurs réactions « 24 heures sur 24 en tapant 3615 LA TRUFFE sur [leur] Minitel ». Des extraits de leurs messages sont publiés dans la rubrique « Clameurs


et lamentations ». Un cocktail classique de mots d’encouragement, de relevés pinailleurs de fautes d’orthographe et de lettres ouvertes au président de la République. S’y trouvent aussi les


témoignages d’une difficulté persistante à se repérer dans un journal où de multiples blocs de texte clignotent sans ordre ni logique. Même chez ceux qui trouvent l’ambition éditoriale


sympathique, face à l’objet, l’incompréhension domine. Ils ne voient pas l’intérêt de l’acheter tous les jours.


Du bout des lèvres, fin octobre, Schalit l’admet enfin : peut-être que les gens lisent des journaux pour savoir ce qui se passe. Peut-être que c’était une erreur de vouloir décrocher de


l’actualité. Peut-être que c’était de l’arrogance de vouloir à tout prix une organisation différente de celle qui a fait ses preuves dans tous les journaux du monde. Des services sont


constitués. La rédaction cesse d’essayer de livrer « cinq hebdos par semaine ». Va pour un vrai quotidien, avec des scoops si possible, mais avant tout un regard singulier sur l’actualité.


Et l’audace d’imprimer des manchettes comme celle-ci : « Quelle star osera avouer son sida pour aider à le combattre ? »


Un nouveau départ ? Si seulement. En réalité, il est trop tard pour réinventer le journal. La situation est catastrophique. Le 15 octobre, la souscription populaire s’est achevée sans avoir


atteint son objectif. Sept millions de francs ont été réunis, sur les 10 millions attendus ; ils restent donc bloqués en banque. Le CIC aurait pu acheter les actions restantes quitte à les


revendre ensuite ; il ne l’a pas fait. Pourquoi pas un second appel à l’épargne ? Antoine Griset, le sage administrateur, a sollicité la Commission des opérations de Bourse. La COB a posé


une condition : le journal doit d’abord respecter son plan de financement et trouver 16 millions de francs. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Mais depuis le photomontage du ministre de la


Justice coiffé d’une couche-culotte, La Truffe sent le soufre. Antoine Griset ne sait plus comment le dire à Schalit. Il se réfugie dans la science-fiction et laisse parler son corps : il


rentre de ses déjeuners de plus en plus tard, passablement alcoolisé.


Le 18 novembre, le journal ne fait que quatre pages. Un bandeau rouge annonce la mauvaise nouvelle : la parution est « momentanément » suspendue. Schalit tente d’en rire : « Comment ? Juste


quand ça commençait à devenir bien ? C’est trop con. » Il promet à ses lecteurs qu’il va « mettre tout en œuvre pour qu’ils ne pass[ent] pas Noël sans Truffe ». Les enquêteurs continuent à


travailler, comme en septembre, au temps des numéros zéros. Mais des journalistes d’autres rédactions viennent couvrir le naufrage en cours. Richard Cannavo a ciselé une formule : « On est


partis avec d’Aboville ; lui est arrivé à bon port, nous on rame encore. »


Une poignée de chefs d’entreprise accepte d’étudier le dossier mais aucun ne donne suite. Le dernier vendredi de novembre, le dépôt de bilan est inéluctable. Sonné, Schalit lance aux


salariés : « Vous pouvez prendre vos affaires et vous en aller. » Les journalistes s’insurgent : « Il y a un droit du travail en France et vous allez devoir en tenir compte ! » On signe des


papiers. On promet de se revoir. Mais beaucoup s’empressent d’effacer La Truffe de leur CV.


Schalit a tout perdu : sa fortune, et l’ambition d’une vie. Derrière ce fiasco, il voit la main du pouvoir. Selon une source de James Sarazin, Michel Charasse, le ministre du Budget, a prié


le patron du GAN, qui contrôle alors le CIC, de ne surtout pas aider le journal à boucler sa souscription… Jean-François Lacan soupire : « C’est sûr que c’est plus glorieux de se dire qu’on


est morts tués par des méchants plutôt que du fait de notre impréparation. »


De loin en loin, soutiers et cafetiers ont repensé à ces quelques mois de 1991. Quand ils ont découvert sur Canal+ le « Vrai journal » de Karl Zéro, efficace mélange d’enquêtes et d’humour.


Quand l’info brute est devenue accessible partout et que de nombreux médias ont choisi de se concentrer sur les sujets sur lesquels ils ont une vraie valeur ajoutée. Quand ils ont appris la


mort de Jean Schalit, en octobre 2020. Ils ont mesuré combien leur patron avait été visionnaire : au fond, il avait imaginé, certes un peu trop tôt, le journal de l’ère internet.


Avec trente ans de recul, les anciens de La Truffe reconnaissent que les faiblesses du projet étaient flagrantes. Mais Jean Schalit était si charismatique, et l’envie d’y croire tellement


forte… Un sourire dans la voix, Nicolas Beau dit : « J’ai refait la même erreur quand j’ai lancé Bakchich. Celle d’imaginer qu’on peut révolutionner la presse avec une petite équipe de


débutants enthousiastes. »


Monter un média, c’est un parcours semé d’embûches, d'imprévus, de décisions à prendre. Mais il est possible d’y arriver, même si cela prend plus de temps qu'anticipé. C’est l’histoire du


média en ligne « Les Jours », tout juste parvenu à l’équilibre, cinq ans après son lancement.


Chacun de leurs livres crée l’événement. Voici comment la petite équipe des éditions Goutte d’or s’y prend.