Pourquoi les journalistes font-ils autant de blagues sur TikTok ? | la revue des médias
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Rudy Pupin en plein tournage pour Alternatives économiques, à Paris, le 3 février 2023.
De la colle, des ciseaux, pas mal de mises en scène et des blagues. Sur TikTok, les journalistes sont un peu les Fred et Jamy des moins de 30 ans. Leurs contenus, très incarnés, visent à
reconquérir de jeunes publics qui s’informent désormais majoritairement sur les réseaux sociaux.
On pourrait facilement confondre le bureau de Rudy Pupin, journaliste TikTok chez Alternatives Économiques, avec la chambre mal rangée d’un ado un poil trop politisé. Sur la porte, une carte
du nucléaire, une pancarte « On Air », un panneau « Je vais faire grève ». À l’intérieur, pâtes à modeler et jeux de société remplissent les étagères tandis que l’on manque de glisser sur
des grains de riz éparpillés par terre. Habitué, Rudy Pupin n’en a que faire. Lui s’active à son bureau pour préparer sa prochaine vidéo. Défi du jour ? Expliquer la réforme des retraites de
façon « fun et sexy » avec des Playmobil.
S’il est bien un secteur où l’humour trouve quasi-systématiquement sa place en journalisme, c’est celui de la vidéo web, dont les contenus sont conçus pour les réseaux sociaux. Cette
tendance s’est intensifiée depuis l’arrivée de TikTok. La plateforme de divertissement laisse plus de place à l’incarné, au bricolage et à des contenus parfois carrément foutraques comparé à
ceux, très produits, que l’on peut trouver à la télévision ou sur YouTube. Un espace qui libère la créativité et sur lequel les journalistes acceptent volontiers de désacraliser leur
profession en montrant un visage plus accessible.
Souvent, ces nouvelles lubies étonnent. Pourquoi des journaux iraient-ils faire les clowns sur une plateforme de vidéos courtes où de jeunes gens dansent et filment leur quotidien ? « On a
besoin de capter l’attention des jeunes qui s’informent davantage sur les réseaux sociaux, répond Rudy Pupin. S’il faut au passage adopter leurs codes, allons-y ! Sinon, on arrête de les
informer et on ne remplit plus nos rôles de journalistes. » Pari gagnant : certaines vidéos d’Alternatives Économiques atteignent le million de vues et le compte vient de fêter son premier
anniversaire. Pour un média prescrit dans les lycées, l’enjeu est d’autant plus fort que la suppression de la filière économie menaçait leur capacité à toucher ce public.
Chaque rédaction a sa spécialité sur TikTok. Si Alternatives Économiques explique l’actualité avec des Playmobil, Le Monde (764 000 abonnés) préfère utiliser des objets courants, comme des
éponges. Au Parisien (513 000 abonnés), le journaliste Mathieu Hennequin mise tout sur l’incarnation. Le ton n’a pas tout de suite été évident à trouver. « Au début, mes chefs me trouvaient
trop frileux. Ils me disaient “lâche-toi, il faut que ce soit marrant” », confie le vidéaste de 25 ans. Encouragé par les retours positifs sous ses vidéos, le jeune homme vient même de se
lancer dans le stand up. « Ce sont deux casquettes différentes, tempère-t-il. Au Parisien, je me demande toujours à quel point telle vanne sert le compte et s’inscrit dans l’intérêt du
journal. Si j’incarne, ce n’est pas par égo. » Car les utilisateurs de TikTok, noyés dans un fil infini de vidéos, n'ont pas bonne mémoire. Mieux vaut avoir un ton reconnaissable et quelques
marottes.
La clé réside dans la capacité à accrocher le public dès les premières secondes, un peu comme pour l’« attaque », c'est à dire les premières lignes, d’un article. « Sur TikTok, l’humour est
l’outil le plus efficace pour remplir cette mission, considère Syrielle Mejias, journaliste au service TikTok-Snapchat du Monde. Après tout, on fait de l’information sur une plateforme où
les gens viennent pour se divertir. » C’est aussi le plus difficile à manier. Dans la vie, chacun peut adapter ses blagues à la personne en face. Sur TikTok, l’algorithme peut imposer la
lecture des vidéos à des milliers de personnes aux sensibilités différentes et qui ne réagiront pas à l’humour de la même manière. Ce constat n’est pas vrai pour toutes les vidéos que l’on
trouve sur Internet. Sur YouTube, par exemple, le public choisit de lancer ou non une vidéo en fonction de ses intérêts et de ses abonnements.
D’où l’intérêt d’être au fait des contenus produits par la jeune génération. « La culture des mèmes et des tendances Internet, c’est un truc que j’essaie de suivre attentivement, sinon, je
peux vite tomber dans le boomer », explique Mathieu Hennequin. Au Monde, Syrielle Mejias évoque un travail d’équilibriste. « Quand tu essaies d’être drôle, il y a beaucoup plus de risques
d’être ridicule. À partir de ce moment, tout le reste du propos devient inaudible. » Pour être certaines d'adopter le bon ton, les rédactions privilégient l’embauche de jeunes journalistes.
D’autant que les moins de 30 ans expriment une plus grande confiance à l’égard des journalistes qui leur ressemblent, comme le souligne une étude du mensuel américain Editor & Publisher.
Ces jeunes recrues suscitent parfois l’incompréhension chez leurs collègues. Bruyante, la production de leurs contenus vient perturber le calme des salles de rédaction, jusqu’ici habituées
aux cliquetis des claviers et aux coups de fil discrets. Pour réduire ce fossé, Syrielle Mejias n’hésite pas à inviter des journalistes spécialisés à décortiquer des sujets complexes lors de
longs directs sur TikTok. « Cela les rassure immédiatement, ils voient alors qu’on est tout aussi rigoureux et sérieux qu’eux malgré nos drôles d’accessoires. Parfois même, ce sont leurs
enfants qui leur parlent de nos vidéos. »
Des idées reçues qui ont beaucoup à voir avec les clichés qui touchent la jeune génération, réputée pour n’avoir que faire des contenus journalistiques sérieux. « Les jeunes pensent surtout
que certaines informations leur sont inaccessibles et qu’ils ne pourront jamais les comprendre, corrige Syrielle Mejias. S’ils ne s’intéressent pas à la crise au Pérou, c’est parce que les
médias emploient des termes comme si tout le monde savait comment est construit le système politique. » En vidéo, l’enjeu consiste plutôt à expliquer un sujet de la façon la plus simple et
agréable possible pour (re)donner goût à l’information.
Parfois, certains sujets, trop complexes au premier abord, créent de bonnes surprises. Comme ce jour où Rudy Pupin a expliqué les droits de succession en confectionnant un arbre généalogique
tout en Playmobil et en utilisant du riz pour illustrer des données quantitatives. « La vidéo a cartonné, je ne m’y attendais pas. Pareil pour nos récents sujets sur l’immigration et la
réforme des retraites. À l’inverse, tu peux faire un sujet sur les crêpes en Bretagne qui va complètement flopper », évoque le journaliste. Est-ce à dire que tous les sujets peuvent être
traités sur TikTok ? « Il y a tout de même une contrainte de temps, précise Syrielle Mejias. Parfois, les situations sont si complexes qu’il serait impossible de les résumer en une minute
sans faire des raccourcis avec lesquels on ne serait pas à l’aise. »
Justement, chez Alternatives Économiques, Rudy Pupin est en plein doute. Utilisera-t-il ce parasol pour illustrer la retraite ? Tout le monde n’a pas le luxe de se dorer la pilule sous les
tropiques à 62 ans passés. Et ce Playmobil jaune, évoque t-il suffisamment l’Espagne ? « Je passe un temps fou à choisir les bons accessoires et à faire des découpages pour être sûr à la
fois de parler à tout le monde et de respecter la rigueur journalistique. » Un vrai travail de magicien, confirme Syrielle Mejias : « Le résultat final doit être amusant, fun, sautillant,
avec plein de plans et sembler simple comme un tour de magie. »
L’heure est à l’inquiétude du côté des chaînes de télévision : les plus jeunes boudent le petit écran et la moyenne d’âge des téléspectateurs ne cesse d’augmenter. Face à cette évolution, la
télévision redouble d’efforts pour rajeunir son audience.
TikTok, application blockbuster auprès des 15-35 ans, fait beaucoup parler d’elle. Entre vidéos de danse et contenus humoristiques mais aussi éducatifs, la plateforme aux chiffres record
intrigue et attire certains médias en quête d’un nouveau public.
Les réseaux sociaux prisés des jeunes font désormais partie de la stratégie d’innovation des quotidiens nationaux. Un pari sur l’avenir pour conquérir de nouveaux abonnés, mais surtout un
moyen de connaître et d’interagir avec un public éloigné des rédactions.