Guerre en Ukraine : pour la juriste Céline Bardet, « le viol est une arme de terreur et d’humiliation »


Guerre en Ukraine : pour la juriste Céline Bardet, « le viol est une arme de terreur et d’humiliation »

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Elle rentre tout juste du Sahel, où elle a, entre autres, travaillé au déploiement de son « back-up ». Céline Bardet est juriste spécialisée dans les crimes de guerre et fondatrice de l’ONG


We are not weapons of war, qui combat les violences sexuelles dans les conflits armés. Son organisation a développé le « back-up », un outil numérique qui permet aux victimes de se signaler,


pour recevoir des soins et conserver des preuves. Le lancement au niveau mondial était prévu en juin. Mais la guerre en Ukraine a tout précipité. L’objectif, désormais, est de rendre cet


outil accessible aux Ukrainiennes d’ici à quelques jours.


Car il y a urgence. À mesure que la guerre ravage l’Ukraine, les allégations d’exactions commises par les troupes russes se multiplient, et notamment les viols. L’ONG Human Rights Watch a


ainsi documenté un cas près de Kharkiv. Dans la région de Kiev, la procureure générale d’Ukraine a ouvert un dossier le 9 mars. Reçue le 31 mars au Sénat français, une délégation de quatre


députées ukrainiennes a également rapporté « une vingtaine de cas confirmés » de viols de guerre. Pour Céline Bardet, de plus en plus d’éléments « amènent à penser qu’il y a une forme de


systématisation » de ces viols comme arme de guerre.


Que sait-on des viols commis par les Russes en Ukraine ? S’agit-il d’un phénomène massif ou de cas isolés ?Il est encore difficile de répondre. Pour le moment, les signalements sont épars et


doivent être corroborés. Il faut rester prudent. Malgré tout, depuis quelques jours, des éléments suggèrent qu’il ne s’agit pas seulement de soldats qui déraperaient en profitant du


contexte. On voit de plus en plus de signalements qui s’apparentent à ce qu’on a déjà vu dans d’autres conflits : des viols commis avec une extrême violence, des femmes à qui on a cassé les


dents, des femmes dont on soupçonne qu’elles ont été violées avant d’être tuées, des viols commis devant les enfants… Ces éléments nous amènent à penser qu’il y a une forme de


systématisation.


On est dans la situation d’un pays qui veut en humilier un autre


En quoi est-ce que ces viols s’inscrivent dans une logique guerrière ?Le conflit est en train de se généraliser et, de plus en plus, les civils sont visés. Les viols accompagnent cela. On


est aussi dans le cadre singulier d’un pays qui agresse un autre. Vladimir Poutine lui-même a utilisé une expression qui évoque un viol [« Que ça te plaise ou non, ma jolie, faudra supporter


», avait déclaré le président russe à propos de son homologue ukrainien le 8 février, avant l’invasion, Ndlr]. Ensuite, il faut rappeler que, dans la formation des forces russes, tout est


basé sur la violence. Enfin, des troupes tchétchènes et la milice Wagner sont présentes. On sait qu’elles utilisent le viol de manière systématique, par exemple en Centrafrique ou au Mali


dans le cas des milices Wagner, ou dans le Donbass et à Maidan en 2014. Ce faisceau d’indices montre que le viol fait partie de l’approche stratégique de ce conflit.


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Pourquoi ces viols sont-ils utilisés comme une arme ?En Ukraine, on est dans la situation d’un pays qui veut en humilier un autre. En cela, le viol est l’arme idéale. Le viol est une arme de


terreur, qui fait déplacer les populations, mais aussi une arme d’humiliation et de punition. Depuis le début, l’offensive russe s’inscrit dans cette approche de punition contre une


population qui résiste.


Humilier la victime mais aussi ses proches ?Très clairement, oui. Violer, c’est punir la femme mais aussi son mari qui est parti combattre.


Comment déterminer si ces viols sont utilisés de manière systématique ?En Ukraine, la justice s’est enclenchée à peine le conflit commencé. C’est du jamais vu. On peut documenter quasiment


en temps réel. Mais l’enjeu n’est pas tant de documenter, il est d’analyser, de sauvegarder et de contextualiser des éléments de preuve. Il faut reconstituer le contexte dans lequel


s’inscrit le viol. Est-ce que plusieurs unités commettent ces viols ou s’agit-il de soldats isolés ? S’agit-il de viols avec une extrême violence ? Est-ce qu’on retrouve un schéma récurent ?


Au bout d’un moment, cela permettra de réunir suffisamment d’éléments de preuve pour parler d’une systématisation des viols de guerre. Dans le cadre d’un conflit armé, un viol est un crime


de guerre. Si on établit cette systématisation, on rentre dans des actes susceptibles d’être qualifiés d’éléments constitutifs de crimes contre l’humanité.


Dans les zones libérées, des victimes ont porté plainte. Beaucoup n’ont pas peur de parler et veulent obtenir justice.


À quoi va servir votre « back-up » ?Il permet à n’importe quelle personne de se signaler, de manière sécurisée et non-publique si elle le souhaite. Dans les zones libérées, des victimes ont


porté plainte. Elles sont actives. Beaucoup n’ont pas peur de parler et veulent obtenir justice. Mais de nombreuses victimes vivent en zone occupée : elles pourront prendre des photos de


leurs blessures et ces images sont immédiatement authentifiées et sauvegardées. Deuxièmement, le « back-up » permet de coordonner l’assistance dès que possible. Le viol entraîne des


traumatismes qui demandent un appui médical, psychosocial et psychiatrique sur le temps long, et pas seulement pour la victime. Quid du mari dont la femme aura été violée devant lui et leurs


enfants ? Comment feront-ils pour vivre avec cela ? L’idée du « back-up », c’est donc de centraliser cette aide. Sur le plan judiciaire, on pourra transmettre ces éléments à la procureure


générale d’Ukraine et à la Cour pénale internationale. On lance également cet outil sur les routes de l’exil, où la plupart des réfugiés sont des femmes, très vulnérables aux risques de


violences et d’exploitation.


Pourtant, les victimes de viol, particulièrement de viols de guerre, ont souvent du mal à en parler...Depuis des années, il y a eu un fort plaidoyer pour faire connaître les viols de guerre.


Je pense que cela participe à faire en sorte que les victimes aient moins peur d’en parler. C’est aussi caractéristique de la société ukrainienne. Le président Zelensky a dit que son pays


allait résister et répondre avec la justice. Les autorités ont créé une plateforme très simple sur laquelle chaque citoyen peut envoyer des informations sur des crimes de guerre. Ils sont en


plein conflit et documentent malgré tout ces affaires ! J’y vois une illustration de la résistance et de la dignité de la population. Le « back-up » permettra d’amplifier la voix de ces


femmes.