Au sri lanka, des musulmans modérés pris dans la tourmente des attentats


Au sri lanka, des musulmans modérés pris dans la tourmente des attentats

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Tamouls, musulmans, bouddhistes, chrétiens et hindous ont vécu une violence terrible pendant les décennies de guerre, de séparatisme et de terrorisme qui ont pris fin en 2009. Mais personne


n’était préparé aux atrocités de ce dimanche de Pâques, dont le nombre de morts et le degré d’organisation en font l’attentat terroriste le plus grave jamais commis sur l’île. Si l’attentat


a été revendiqué par l’EI, plusieurs zones d’ombre subsistent UN ÉTAT FAIBLE ET MIS À MAL Il y a une dizaine de jours, le mouvement islamiste sri-lankais National Thowheeth Jama’ath (NTJ),


désigné comme le responsable des attaques par le gouvernement, avait déjà fait l’objet d’une alerte diffusée aux services de police. Comment dès lors comprendre ce manque de réactivité ?


L’apparente inaction du gouvernement à l’égard des rapports des services de renseignement sur les attentats suicides semble avoir été, du moins en partie, le résultat des multiples querelles


politiques internes entre le président Maithripala Sirisena, qui aurait été averti de la menace, et son premier ministre, Ranil Wickremesinghe, qui n’en aurait pas été tenu informé.


Rappelons, pour mieux comprendre, que le gouvernement a traversé une grave crise politique et constitutionnelle d’octobre à décembre derniers, lorsque le Président Maithripala Sirisena a


pris la décision surprise de nommer premier ministre son prédécesseur à poigne Mahinda Rajapakse, celui-là même qui avait mené l’assaut final contre le mouvement des Tigres de libération de


l’Îlam Tamoul (LTTE). Durant cette crise politique, Sirisena avait tenté de limoger Ranil Wickremesinghe qu’il a été forcé de réintégrer par décision de la Cour suprême. Cette inaction a


renforcé le sentiment général que le gouvernement est faible et que le pays est en danger. Elle témoigne également des grandes difficultés d’interaction entre les agences de renseignement du


pays et les politiciens. Outre les enquêtes internes à Sri Lanka, sur ces graves défaillances, les pays étrangers – qui comptent encore les morts de leurs ressortissants – exigeront


également des réponses. Ces attaques terroristes vont certainement avoir pour effet de renforcer l’opposition nationaliste cingalaise, justement dirigée par l’ancien président Mahinda


Rajapaksa. N’oublions pas que les prochaines élections présidentielles et législatives sont prévues pour l’année prochaine et que le frère de Mahinda Rajapaksa, Gotabaya Rajapaksa, qui a le


soutien des organisations bouddhistes militantes, est candidat potentiel à la présidence. Le clan Rajapaksa et ses partisans sont certains de faire valoir que pendant leur gouvernement, le


terrorisme – sous la forme du séparatisme des LTTE – a été vaincu, et que seuls eux sont en capacité de sauver l’île de la terreur que l’actuel gouvernement n’a pu prévenir. Néanmoins, on


peut craindre que si les Rajapaksas reprennent le pouvoir, les modestes efforts du gouvernement actuel pour la réconciliation d’après-guerre et le renforcement de l’État de droit prennent


certainement fin. DES MUSULMANS PACIFIQUES, MALGRÉ LES ATTAQUES RÉPÉTÉES Les attaques posent aussi la question des capacités du NTJ à agir seul. Rappelons qu’historiquement, les musulmans


sri-lankais ont été considérés et se sont considérés comme un groupe ethnique distinct. Progressivement leur identité s’est de plus en plus définie en termes religieux. L’histoire


contemporaine de l’île montre peu d’expériences de militance islamiste. Face à des années d’attaques soutenues, les musulmans de l’île ont fait preuve de calme et de retenue, sans un seul


acte de représailles contre les nationalistes bouddhistes cinghalais, ni même contre les Tamouls. Il n’y a pas non plus d’antécédents de tensions graves entre musulmans et chrétiens.


Pourtant, pendant la guerre civile de 1983 à 2009, les musulmans ont payé le prix fort de leur non-violence et de leur refus du militantisme tamoul. Dans le nord et l’est du Sri Lanka,


touchés par le conflit, ils ont été tués, enlevés et déplacés de leur foyer de peuplement. En 1990, plus de 70 000 musulmans ont été sommés de quitter leurs maisons localisées dans les zones


contrôlées par les LTTE pour rejoindre Puttalam). À la fin du conflit armé, ils sont devenus le « nouvel ennemi » des nationalistes bouddhistes cinghalais. Avec des groupes chrétiens


évangéliques, ils ont été la cible de groupes extrémistes bouddhistes, opérant avec le soutien tacite du gouvernement, dans des attaques violentes systématiques et à grande échelle et de


campagnes de haine sur les médias sociaux. On peut d’ailleurs saluer l’initiative du gouvernement d’avoir coupé l’ensemble des médias sociaux. DERRIÈRE LES ATTENTATS, UN ACTEUR NATIONAL OU


TRANSNATIONAL ? Certes, des voix extrémistes se sont fait entendre ces dernières décennies parmi les musulmans sri-lankais, mais la violence commise par ces groupes était jusqu’à présent


dirigée principalement contre d’autres musulmans et et non contre des chrétiens ou des bouddhistes. Le NTJ, par exemple, faisait partie d’un certain nombre de groupes salafistes connus et


critiqués pour leur rhétorique violente et leurs attaques physiques occasionnelles contre les musulmans soufis (assassinats, destructions de mosquées soufies et pogroms notamment à


Batticaloa). Il y a, en effet, depuis les années 1950, des tensions entre les musulmans qui ont des pratiques soufies et les fondamentalistes. Dans la province de l’Est, depuis les années 


1950, s’est toutefois cristallisée une revendication autonomiste forte en lien avec l’introduction du wahhâbisme d’Arabie saoudite. L’influence croissante de ces réseaux et leur


radicalisation doit se comprendre à la lumière de la remise en question de l’identité tamoule de ces musulmans par les LTTE durant le conflit séparatiste et de leur marginalisation


progressive. Néanmoins, jusqu’à très récemment, il n’y avait jamais eu d’attaques contre des Sri-Lankais d’autres confessions. Le premier signe permettant de penser un changement dans les


objectifs du NTJ est apparu en décembre 2018 lorsque des statues bouddhistes et chrétiennes ont été vandalisées dans la ville centrale de Mawanella. L’influence croissante de ces réseaux


salafistes peut s’expliquer par les migrations de travail, à l’instar de ce qui se passe dans la péninsule indienne, vers les pays du Golfe persique et l’importation d’un certain nombre de


pratiques (vestimentaires, culturelles et cultuelles). La diffusion de la langue arabe au détriment du tamoul au sein de cette communauté est également un indicateur de ces changements.


Cependant, malgré la présence d’un islam salafiste et fondamentaliste à Sri Lanka, les atrocités de dimanche ne semblent pas découler directement de l’histoire compliquée des tensions


intercommunautaires et de la violence politique de l’île. Même si des années de pression ont été exercées sur les musulmans par des militants bouddhistes cingalais décuplant la colère


ressentie par de nombreux musulmans, il semblait surprenant que ces derniers aient une responsabilité dans ces attaques. Les attaques de Pâques semblent principalement être le fruit de


l’importation sur l’île du djihad transnational, plutôt que le fait de dirigeants musulmans locaux. La revendication de ces attaques coordonnées par l’EI valide cette hypothèse. UNE VOLONTÉ


DE DÉSTABILISER L’ENSEMBLE DE LA SOCIÉTÉ SRI‑LANKAISE Ce mélange d’attaques – visant à la fois des églises et des hôtels – témoigne d’une fulgurance scalaire (emboîtement d’échelles),


autrement dit de l’intrication du local dans le global et du global dans le local. Ce bousculement d’échelles est au cœur de la stratégie de l’EI et de sa quête de terreur. Ces hôtels


internationaux ne sont pas des représentations de l’Occident, mais bien des signatures de la mondialité, des endroits où sont présents de multiples nationalités, cultures, religions. Ce sont


des lieux qui incarnent des formes de cosmopolitisme. Attaquer ces lieux, c’est attaquer le monde, attaquer cette condition cosmopolite qui se dessine depuis la fin de la tripartition du


monde. C’est aussi déstabiliser le secteur d’activité le plus important pour l’île : l’industrie touristique, qui subit là un revers massif après des efforts acharnés pour attirer les


visiteurs après la longue guerre civile avec les séparatistes tamouls. Enfin, viser des églises chrétiennes peut s’expliquer aussi par la volonté de déstabiliser l’ensemble de l’île dans le


sens où les chrétiens représentent la seule communauté rassemblant dans leurs rangs cinghalais et tamouls. C’est un moyen de raviver des antagonismes, alors même que les chrétiens n’ont


jamais pris part au conflit. Ces attentats entrent également en résonance avec un agenda particulier : celui des élections qui se déroulent actuellement en Inde, des élections prochaines à


Sri Lanka et des velléités de part et d’autre d’affirmer des lignes de clivage sur une base religieuse validant pour le coup la théorie du « choc des civilisations ». Ces attaques


deviendront probablement un élément essentiel de la dynamique du conflit sri-lankais et pourraient avoir des effets durables et déstabilisateurs. Ils constituent désormais la preuve de


l’extrémisme musulman violent contre lequel les militants bouddhistes ont longtemps mis en garde. La colère ressentie par les chrétiens – d’origine tamoule et cinghalaise – face à ces


massacres menace de renforcer des sentiments anti-musulmans déjà puissants dans la société. Ces attaques vont certainement être réinterprétées et utilisées par de multiples acteurs


politiques. Les dirigeants musulmans sri-lankais, doivent sortir de leur silence et s’exprimer avec force contre cet islamisme radical et les antagonismes qui minent leur propre communauté.


Dans le même temps, des efforts sont nécessaires pour éviter de diaboliser la communauté musulmane sri-lankaise, dont l’écrasante majorité est pacifique. Le conflit intercommunautaire est


précisément ce que l’EI espère provoquer.