Pédagogie : enseigner la gestion avec shakespeare et louis xvi

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J’enseigne le management de projet depuis plusieurs années maintenant. Pour illustrer les grandes articulations du cours ou aider les étudiants à s’approprier mieux les outils que je leur
présente, j’avais l’habitude jusqu’ici d’utiliser des cas d’entreprise. Puis, l’année dernière, en lisant l’excellente biographie de Louis XVI par Jean‑Christian Petitfils, je me suis dit
que la fuite de la famille royale en 1791 et son arrestation à Varennes constituait, en soi, un cas riche d’enseignements. Dans cet événement se concentrent une logistique complexe, une
multitude de parties prenantes et des enjeux nationaux, voire internationaux. On y observe un fatal manque de leadership, et une coordination défaillante, jusqu’à la perte même de l’objectif
du projet. Par ailleurs, son étude est facilitée par l’abondance et la diversité des sources qui s’y rapportent. Malgré tout, face à un public issu pour son écrasante majorité de formations
soit économiques, soit scientifiques, et donc a priori éloigné des sciences humaines, j’hésitais à présenter ce cas en cours. Mais contre toute attente, il m’a été plus aisé d’attirer
l’attention de mes étudiants sur ce sujet historique que sur un cas classique de business. DE L’EXEMPLE À LA THÉORIE D’abord surpris, les participants se sont rapidement pris au jeu de cette
approche différente, et par ailleurs exigeante. Pour bien comprendre les problèmes de gestion et de management inhérents à cet exemple, il était essentiel qu’ils se plongent dans son
contexte historique, et ils ne disposaient que de peu de temps pour le faire. Au fil des séances, les étudiants se sont rendu compte que la littérature contemporaine en sciences de gestion
leur apportait des concepts et des appuis pertinents pour analyser l’échec de cette fuite. Cette parenthèse culturelle a rafraîchi les mémoires sur la période révolutionnaire, et suscité le
désir de quelques-uns d’en approfondir l’étude. Si les recherches sur les organisations peuvent s’alimenter de faits historiques, de littérature ou encore d’autres formes de créations
artistiques, la mobilisation de ce genre de sources semble moins évidente dans une salle de cours en management. Elle permet pourtant de sortir des sentiers battus, et d’ouvrir de nouvelles
perspectives sur les champs d’études traditionnels. Bien entendu, il existe des cours de culture générale dans la plupart des écoles de commerce, ce n’est pas nouveau. Cet enseignement est
primordial pour que les étudiants ne deviennent pas uniquement d’excellents techniciens. Il ne s’agit donc pas ici de questionner le bien-fondé, ni de revoir leur place dans les emplois du
temps mais de lever les barrières entre les disciplines pour les inviter à se nourrir davantage les unes des autres. NOUVEAUX CADRES D’ANALYSE L’examen de la fuite de Louis XVI nous a permis
de rebondir vers des théories issues des recherches actuelles sur les organisations. Mais on peut aussi inverser le procédé et emprunter des concepts venant des humanités pour s’en servir
comme base de réflexion afin d’appréhender différemment le management. C’est le cas des notions d’ordre et de désordre, et du rapport existant entre le microcosme (l’homme) et le macrocosme
(l’univers), centrales dans certaines pièces de Shakespeare, comme _Hamlet_ ou _Macbeth_. Pour la première, c’est parce que le roi, légitime et bon, a été assassiné par son frère (ce qui
occasionne du désordre dans le microcosme) qu’il y a quelque chose de corrompu dans le royaume du Danemark (ou macrocosme). Pour la seconde, les manifestations du désordre s’expriment
notamment par l’image terrifiante et contre nature de chevaux s’entre-dévorant, traduisant alors les ambitions funestes et la folie de Macbeth après le meurtre de Duncan. Ramené au monde
organisationnel, ce rapport indissociable entre microcosme (la direction) et macrocosme (les salariés) est particulièrement intéressant. En effet, quels effets négatifs peut-on repérer d’un
management défaillant ? Toutefois, pour que ces croisements entre disciplines soient fructueux, il est nécessaire d’accompagner les étudiants. Les pièces de Shakespeare ne s’abordent pas
sans une bonne connaissance du théâtre élisabéthain et de ses codes. Sinon, leur sens profond échappe et l’on n’en tirera qu’une lecture superficielle, donc peu utile. Ces deux exemples
pourraient sans doute être multipliés. D’ailleurs, ces croisements entre disciplines ont déjà cours outre-Atlantique. Ils ont le mérite de proposer de nouveaux cadres de réflexion et de
stimuler l’esprit critique des étudiants.