Thierry Pech : « Le macronisme ne s’est pas donné de véritable consistance doctrinale »


Thierry Pech : « Le macronisme ne s’est pas donné de véritable consistance doctrinale »

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Revue de presseThierry Pech : « Le macronisme ne s’est pas donné de véritable consistance doctrinale »L’entretien au « Monde » de Thierry Pech, directeur général de Terra Nova, à l’occasion


des dix ans du think tank le 3 octobre.Publié le 1 janvier 2015twitterlinkedinfacebookemailSynthèse


Essayiste, auteur d’Insoumissions. Portrait de la France qui vient (Seuil, 2017), Thierry Pech est directeur général du groupe de réflexion Terra Nova depuis 2013. Alors que ce think tank


progressiste fête ses dix ans, il revient, en macroniste de gauche, sur les chantiers à venir de la social-démocratie.


Né après la défaite de la gauche à l’élection présidentielle de 2007, Terra Nova a aujourd’hui 10 ans. L’état des forces progressistes ne s’est-il pas aggravé ?


Terra Nova est né d’une double crise. D’abord, une crise de la gauche politique, qui venait de perdre la présidentielle de 2007. Cette défaite résultait, à nos yeux, d’un long


appauvrissement intellectuel. C’est à cette crise-là que nous voulions répondre en « transformant le logiciel social-démocrate », comme disait Olivier Ferrand. Ensuite, une crise financière


internationale, qui allait bientôt atteindre l’Europe et nous obliger à repenser à la fois le projet européen et la régulation du capitalisme financier.


Dans cette entreprise, Terra Nova s’est d’emblée revendiqué « progressiste ». Dix ans plus tard, le mot est sur toutes les lèvres, mais son succès traduit une grande incertitude doctrinale.


Du côté politique, la situation est ambiguë : les progressistes de gauche sont à la fois clairement en recul et partiellement méconnaissables, puisqu’une partie d’entre eux s’est fondue dans


La République en marche, un mouvement sur lequel nous publierons dans quelques jours une enquête qui aidera à en comprendre les contours. Du côté des idées, en revanche, beaucoup de celles


que nous avons défendues ces dix dernières années ont fait leur chemin…


Lesquelles ?


Aucun think tank ne peut s’attribuer des décisions qui sont prises par des responsables politiques et qui résultent souvent de longs débats. Mais je crois pouvoir dire que nous avons versé


notre contribution à plusieurs mouvements de fond des politiques publiques depuis dix ans.


Nous avons notamment contribué, dès le lendemain de la présidentielle de 2012, à jeter les bases d’une politique de compétitivité qui se concrétisera pour partie à partir de 2013–2014. Nous


avons également promu de façon constante des politiques d’investissement social, comme celles que nous retrouvons dans le « plan pauvreté » du gouvernement sur la petite enfance. De même


pour les politiques de portabilité des droits sociaux, c’est-à-dire une protection sociale attachée à la personne plutôt qu’à l’emploi.


Nous avons aussi travaillé pour faire reconnaître la force de l’accord collectif dans le monde du travail, notamment avec le rapport Cette-Barthélémy. Nous avons également conçu des


innovations démocratiques, comme les primaires ouvertes pour l’élection présidentielle.


Quels sont les chantiers prioritaires pour la gauche sociale-démocrate ?


La question écologique, d’abord. Les sociaux-démocrates l’ont trop souvent négligée. Nous sommes en train d’entrer dans l’âge tragique du changement climatique. Nous allons devoir nous poser


des questions qui impliqueront un réaménagement de nos compromis sociaux et de nos équilibres économiques. Les progressistes ne peuvent pas imaginer que le progrès sera possible sans un


projet écologique ambitieux.En raison de la crise économique, mais aussi des nouveaux défis qu’il doit affronter et qui sont désormais souvent d’ordre régalien. La crise des réfugiés le


montre à l’évidence : quand il s’agit de gérer des frontières communes, il n’y a plus de solidarité européenne. Le bal des égoïsmes auquel nous assistons peut faire exploser l’Europe.La


mondialisation reste bien sûr à l’agenda des sociaux-démocrates. Il faut en corriger les effets d’appauvrissement sur certaines catégories sociales et certains territoires. Elle implique de


réorganiser des systèmes de protection sociale, qui avaient été conçus dans des économies fermées. Mais, pour peser à cette échelle, nous avons besoin d’une Europe beaucoup plus forte. Or le


projet européen a subi de graves avaries.


Toujours parmi les priorités, je pense que les progressistes de gauche doivent s’emparer du débat ouvert par la loi Pacte sur l’identité et l’utilité de l’entreprise. Ils doivent tracer le


chemin d’un dépassement du modèle entrepreneurial qui s’est développé au profit exclusif de l’actionnaire et qui ne mène nulle part.


Ce n’est pas la social-démocratie qui a le vent en poupe aujourd’hui en Europe, mais les populismes. Comment répondre à cette interpellation démocratique ?


Ne tenons pas pour acquise la victoire des populistes. La France leur a fait barrage. En Grèce, en Espagne, au Portugal et même en Allemagne, ils sont encore loin du pouvoir. Mais vous avez


raison de parler d’« interpellation démocratique ». L’accusation la plus dangereuse que les populistes portent contre nous (et d’autres) peut se résumer d’une phrase : « Vous n’êtes pas de


vrais démocrates ». Selon eux, la démocratie a été confisquée par les élites, et la souveraineté populaire limitée par des autorités et des juridictions qu’ils jugent illégitimes.


Ils se présentent aux électeurs comme ceux qui vont leur rendre le pouvoir d’agir par la seule force du scrutin. Comme l’a dit Pierre Rosanvallon, je pense que c’est sur le terrain


démocratique qu’il faut leur répondre. La gauche doit être capable de formuler une nouvelle critique de nos institutions, de créer les conditions d’une vie publique plus inclusive, d’élargir


le cercle de la citoyenneté et de la délibération collective.


Le macronisme est-il un progressisme ? Peut-on encore être un macroniste de gauche ?


Sur l’Europe, le plan pauvreté, le dédoublement des classes dans les zones défavorisées, les efforts consacrés à la formation et à l’innovation ou la réduction du reste à charge sur un


certain nombre de dépenses de santé, l’action gouvernementale va dans le sens du progressisme. Mais la loi Collomb relève clairement d’un autre registre. De même le dédain affiché à l’égard


des corps intermédiaires et du mouvement social réformiste, qui pourrait être le socle d’une politique progressiste, ou encore le manque d’équité de la politique fiscale.Du coup, si rien


n’est fait, le macronisme risque de se réduire à un simple syncrétisme politique. En tout état de cause, si l’on se réclame d’un macronisme de gauche, il faut être capable de faire un


inventaire exigeant de l’action gouvernementale, et ne pas se laisser diluer dans l’illusion œcuménique du « nouveau monde ». S’ils veulent être utiles, les macronistes de gauche doivent


faire entendre leur différence.Surtout, le macronisme ne s’est pas donné de véritable consistance doctrinale. Durant la campagne, il y avait, dans le programme et les discours du candidat,


des éléments qui esquissaient un corpus de valeurs et de principes assez articulé sur les plans économique, social et sociétal. Mais dans la pratique du pouvoir, les projets d’« émancipation


 » sont passés à l’arrière-plan, et la technocratie au premier plan. La verticalité qui a caractérisé la méthode de gouvernement n’a pas permis de mettre la société en mouvement, elle l’en a


même éloignée.


Terra Nova s’est peu emparé des sujets liés à l’immigration, l’intégration, la laïcité, sans parler de la querelle de l’identité… S’agit-il de sujets trop sensibles à gauche ?


Vous êtes injuste. Nos adversaires nous caricaturent d’ailleurs régulièrement en thuriféraires du multiculturalisme et de l’abolition des frontières. La réalité, c’est que nous avons


toujours défendu une conception libérale de la laïcité, celle d’Aristide Briand, et que nous avons toujours pris nos distances avec ceux qui voudraient en faire « la religion de ceux qui


n’en ont pas », comme dit Régis Debray.


La réalité, c’est aussi que nous sommes attachés aux valeurs de la société ouverte. Nous ne croyons pas que les sociétés européennes puissent se développer en se repliant sur elles-mêmes et


en se coupant du Sud. Cela ne veut pas dire que nous épousons les thèses des « no borders ». Nous pensons simplement qu’une politique migratoire à la fois humaine, juste et efficace est


possible.


Terra Nova fera, avec l’Institut Montaigne, des propositions importantes en ce sens dans quelques semaines. Par ailleurs, ma conviction est que l’inquiétude de l’opinion sur ces sujets n’est


pas pilotée par une panique identitaire généralisée, mais plus simplement par la volonté que les choses soient sous contrôle. Ceux qui, dans notre pays, ont parié sur la puissance des


passions tristes en 2017 ont perdu. On n’est pas obligé de faire l’hypothèse que les Français ont fondamentalement changé depuis. Ne nous laissons pas aveugler par l’hystérisation des


débats.


En 2011, un rapport de Terra Nova consacré à la construction d’une majorité présidentielle pour 2012 fit débat, car il proposait aux forces progressistes de ne plus s’appuyer sur l’ancienne


coalition ouvrière, mais sur les diplômés, les femmes, les jeunes, les minorités et l’électorat urbain, afin de gagner l’élection présidentielle. Est-ce toujours la bonne stratégie politique


et électorale ? La gauche doit-elle délaisser la classe ouvrière ?


Ce rapport a généré de nombreux débats, y compris à l’intérieur de Terra Nova. Personnellement, j’ai pris mes distances avec ce travail. Selon moi, ce n’est pas parce que les ouvriers – car


il s’agissait principalement du vote ouvrier – sont aujourd’hui majoritairement acquis à des opinions culturelles éloignées des idées progressistes qu’il faut les considérer comme perdus


pour la cause.


Je crois au contraire qu’il faut continuer à leur parler et prendre au sérieux ce qu’ils ont à dire. Par ailleurs, l’idée assez américaine selon laquelle on pourrait additionner des jeunes,


des immigrés, des femmes, des diplômés, etc. pour former un nouveau socle électoral se heurte parfois à des questions de cohérence, car les valeurs d’ouverture culturelle ne sont pas si


spontanément approuvées par l’ensemble de ces publics.Il ne sert à rien de se réfugier dans une forme de nostalgie sociologique : il faut faire l’inventaire précis et patient de ce qui a


changé dans ces catégories. Et bien peu le font. Enfin, il n’est pas interdit de rechercher les suffrages de tous ceux qui, faute de capital, d’héritage ou de rente – comme les enfants


d’immigrés ou les jeunes qui n’ont que leur diplôme en poche –, sont les éternels outsiders de la vie sociale. C’était l’une des idées de ce rapport et elle mérite d’être méditée plutôt que


congédiée.Cela étant dit, la gauche n’a pas attendu ce rapport pour perdre le vote ouvrier. Ce rapport est venu mettre des mots sur un étrange « secret de famille » : la gauche avait gardé


sa rhétorique ouvrière, mais sans les ouvriers ! Et elle priait pour que personne ne le dise… En outre, ceux qui, sur la scène politique, ont hurlé à l’abandon des classes populaires n’ont


pas fait depuis la démonstration de leur capacité à se faire entendre d’elles.


par Nicolas Truong