Colonialisme, impérialisme et militarisme: débats dans le marxisme avant 1914


Colonialisme, impérialisme et militarisme: débats dans le marxisme avant 1914

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AU DÉBUT DU SIÈCLE DERNIER, LES DÉBATS AUTOUR DU LIEN ENTRE QUESTION COLONIALE, IMPÉRIALISME ET MARCHE À LA GUERRE ONT OCCUPÉ UNE PLACE CENTRALE AU SEIN DU MARXISME. A PLUS DE CENT ANS DE


DISTANCE, ILS RESTENT D’UNE BRÛLANTE ACTUALITÉ. En relançant l’industrie de guerre et en déployant leur discours belliciste, les puissances impérialistes mettent à mal l’illusion d’une


Europe continent de paix, menacée depuis l’invasion de l’Ukraine. Même si le scénario d’une Troisième guerre mondiale n’est pas immédiatement à l’ordre du jour, les puissances européennes se


préparent à une période de confrontations accrues entre puissances et à intensifier le pillage impérialiste des peuples du monde entier. Des mots comme _guerre_ ou _impérialisme_, que les


illusions de la mondialisation capitaliste avaient relégués aux oubliettes, reviennent sur le devant de la scène. A gauche, au niveau international, certains se sont alignés sur la logique


va-t-en-guerre de l’impérialisme, tandis que d’autres mettent de faux espoirs dans les conférences pour la paix et attendent des « négociations internationales » qu’elles freinent le


génocide brutal en Palestine et arrêtent la course militariste. Des utopies pacifistes qui peinent à dissiper l’odeur de la poudre. Au début du XXe siècle, les débats sur la question


coloniale, l’impérialisme et la guerre ont occupé une place centrale au sein du marxisme. Revenir sur les polémiques théoriques et stratégiques qui ont précédé la grande catastrophe qu’a


représentée la Première Guerre mondiale peut s’avérer d’une grande utilité pour réfléchir aux défis auxquels nous faisons face, aujourd’hui. Cet article est un extrait d’un livre en cours


d’élaboration, dans lequel nous défendons une analyse marxiste de la question coloniale et qui se présente comme un contrepoint face aux théories de l’intersectionnalité et aux idées


défendues par les études postcoloniales et décoloniales. L’extrait que nous publions aujourd’hui porte sur des débats à propos de la « politique mondiale » de la question coloniale et de la


stratégie socialiste qui ont traversé la Deuxième Internationale de 1896 jusqu’en 1914. Nous espérons qu’ils permettront d’alimenter la réflexion contemporaine autour des défis qui se posent


aux internationalistes aujourd’hui. RETOUR VERS LE FUTUR À partir du dernier tiers du XIXe siècle, le capitalisme a connu des transformations majeures qui l’ont fait entrer dans sa phase


impérialiste, une nouvelle époque historique caractérisée par l’émergence de guerres, de crises et de révolutions, comme l’a définie Lénine. Certaines caractéristiques fondamentales du


capitalisme se sont transformées en leur contraire. Ainsi, par exemple, le capitalisme libre-échangiste s’est transformé en capitalisme de monopole. Selon la définition classique présentée


par Lénine dans _L’impérialisme, stade suprême du capitalisme_, publié en 1917, l’impérialisme se définit par cinq traits fondamentaux : la concentration du capital et la formation de


monopoles ; la fusion du capital bancaire et du capital industriel, donnant naissance au capital financier ; l’exportation de capitaux des métropoles vers les colonies et les semi-colonies ;


la lutte des monopoles pour le contrôle des marchés mondiaux ; et le partage territorial du monde entier entre les États impérialistes. Entre 1876 et 1914, les principales puissances


mondiales (Angleterre, Russie, France, Allemagne, États-Unis et Japon) se sont appropriées plus de 25 millions de kilomètres carrés — soit une superficie deux fois et demie plus grande que


l’Europe. Elles opprimaient plus de 523 millions d’habitants dans les colonies, soit environ un tiers de la population mondiale de l’époque . Fortes des énormes bénéfices qu’elles ont tiré


de l’exploitation coloniale, les bourgeoisies des pays centraux ont accordé une série de concessions à certains secteurs de la classe ouvrière dans les « métropoles ». Ces concessions


formaient la base matérielle d’une aristocratie ouvrière qui, avec de larges couches de la petite bourgeoisie, bénéficiait des « privilèges » issus de la domination coloniale exercée par


leurs propres bourgeoisies. Marx et Engels traitent de la question coloniale dans un certain nombre de textes. Toutefois, ils considéraient que celle-ci se résoudrait « _par la victoire du


prolétariat dans les centres métropolitains du capitalisme_ » [1]. Ce n’est qu’à la fin de sa vie qu’Engels a perçu la profondeur des transformations en cours et entrevu l’importance que


pourrait acquérir la révolution anticoloniale si elle se liait à la lutte de la classe ouvrière dans les métropoles. En 1882, il a abordé le sujet dans une lettre à Kautsky, où il critiquait


sévèrement le nationalisme du mouvement ouvrier anglais, influencé par les bureaucraties syndicales. > Vous me demandez comment les ouvriers anglais voient la politique > coloniale. 


Eh bien, c’est la même chose qu’avec la politique en > général : ils pensent comme les bourgeois. Ici, il n’y a pas de > parti ouvrier, seulement le parti conservateur et le parti >


 libéral-radical, et les ouvriers profitent tranquillement, avec > eux, du monopole colonial de l’Angleterre sur le marché > mondial [2]. Dans cette lettre, Engels réfléchissait à une


hypothétique révolution dans les pays dominés par les puissances européennes et à l’attitude que devait adopter le mouvement ouvrier. Il affirmait que « _l’Inde pourrait bien faire une


révolution_ » et ajoutait que _« cela n’arriverait évidemment pas sans dommages, inhérents à ce processus. Il en irait de même ailleurs, en Algérie ou en Égypte, ce qui serait, à vrai dire,


ce qu’il y aurait de mieux pour nous_ ». Il envisageait donc le surgissement potentiel de révolutions anticoloniales, non socialistes qui se dérouleraient dans ces pays. Il considérait


qu’elles affaibliraient le pouvoir des puissances capitalistes, bénéficiant donc à la lutte de la classe ouvrière des pays développés, qui pourraient convaincre les peuples colonisés, en


agitant des « _revendications économiques_ », de suivre la voie socialiste. Toutefois, Engels insistait sur le fait que cette orientation ne devait en aucun cas être imposée par la force : «


 _Une chose est sûre : le prolétariat victorieux ne peut imposer le bonheur à aucun peuple étranger sans compromettre sa propre victoire_ » [3]. Si la classe ouvrière anglaise ne rompait pas


les liens qui l’attachaient à son propre État impérialiste, gardant la mainmise sur l’Inde ou l’Égypte, elle devenait un simple appendice du parti conservateur et du parti libéral. Si les


socialistes ne combattaient pas l’oppression coloniale, ils compromettaient leur propre victoire. Au sein de la Deuxième Internationale et des partis socialistes nationaux, ces débats


provoquèrent de profondes divisions entre révisionnistes et marxistes, réformistes et révolutionnaires, social-patriotes et internationalistes .Des désaccords théoriques et politiques que


les penseurs postcoloniaux omettent souvent, en dressant un récit selon lequel le marxisme serait aveugle à la question raciale et coloniale. Avant 1914, le point de vue internationaliste


prévalait dans les résolutions des congrès de la Deuxième Internationale. À plusieurs reprises, des députés socialistes sont intervenus dans les parlements nationaux pour dénoncer les


scandales du pillage colonial tandis que la jeunesse était à l’avant-garde des campagnes antimilitaristes. Une politique remise en cause par les courants révisionnistes et opportunistes au


sein des partis sociaux-démocrates et qui pensaient que « socialisme » et « colonialisme » pouvaient être compatibles tout en prétendant qu’ils étaient en mesure de modérer les « excès » de


l’impérialisme. Progressivement, le nationalisme a supplanté l’internationalisme, dans une conjoncture où la pratique politique faisait de la croissance électorale et d’une action syndicale


timorée ses priorités, afin de gagner quelques conquêtes sociales en faveur du monde du travail dans les métropoles. C’est ainsi que se consolidèrent les tendances sociales-chauvines au sein


du mouvement ouvrier organisé. À rebours d’Engels, les social-patriotes réduisaient le « bonheur » à une vision eurocentrée de la « civilisation européenne ». Selon eux, il pouvait être


imposé par la force aux autres peuples. En août 1914, le vote des crédits de guerre en France ont entraîné la social-démocratie dans la boue et le sang au nom de la « défense nationale »,


précipitant la classe ouvrière des différents pays dans un massacre mutuel au service d’une guerre impérialiste pour le partage des colonies. RÉVISIONNISME ET COLONIALISME « SOCIALISTE »


C’est à la fin du XIXe siècle, au sein de la social-démocratie allemande, qu’émerge la tendance révisionniste, dirigée par Eduard Bernstein. Paradoxalement, alors que le capitalisme attisait


les tendances qui allaient déboucher, quelques années plus tard, sur la guerre et la révolution, Bernstein s’engageait dans une révision du marxisme et défendait une orientation gradualiste


et parlementariste. De son point de vue, le capitalisme avait surmonté les crises générales analysées par Marx. En évacuant la stratégie révolutionnaire de la lutte des classes, il


défendait la démocratie parlementaire et la nécessité de renforcer l’influence de la social-démocratie dans les syndicats et les coopératives ouvrières. Le mouvement pour la conquête de


réformes devenait une fin en soi : « _Le but, quel qu’il soit, ne signifie rien pour moi, le mouvement est tout_ ». Le « débat Berstein » s’est alors ouvert au sein du Parti social-démocrate


allemande, le SPD, porté par de nombreux dirigeants socialistes comme Kautsky ou Parvus. Mais c’est la jeune Rosa Luxemburg qui s’opposa aux thèses révisionnistes le plus fermement dans son


ouvrage _Réforme ou Révolution_. Elle y démolit les principales thèses de Bernstein, en démontrant que le capitalisme n’avait en rien surmonté ses crises cycliques. La contradiction entre


la socialisation croissante de la production et la concentration de la propriété privée demeurait une prémisse élémentaire pour l’instauration du socialisme. Le développement des monopoles


et du système du crédit ne réduisait pas les contradictions du système, il les exacerbait. Tandis que Bernstein attribuait à l’État un rôle progressiste dans l’avancée vers le socialisme —


par le biais d’un élargissement de la démocratie bourgeoise — Rosa Luxemburg affirmait que ce dernier devenait « _de plus en plus capitaliste_ » et représentait un obstacle insurmontable à


toute transformation graduelle. Si elle attachait de l’importance à la lutte parlementaire et syndicale, elle s’opposait totalement aux objectifs révisionnistes. Ces luttes partielles


devaient uniquement renforcer la conscience que les travailleurs avaient de l’impossibilité d’un changement social profond sans conquête du pouvoir politique. Luxemburg dénonçait l’absurdité


des illusions déposées dans le « _poulailler parlementaire_ », que Bernstein présentait comme un instrument capable d’accomplir l’immense tâche historique de l’abolition du capitalisme et


de la construction du socialisme, comme si la bourgeoisie, convaincue par les « bonnes intentions » des sociaux-démocrates, pouvait renoncer à ses privilèges de classe dominante et abdiquer


sans combattre. Elle critiquait également le fait que Bernstein substitue au rôle historique de la classe ouvrière la notion abstraite de citoyen, sans distinction de classe, subordonnant le


prolétariat à la politique bourgeoise. Dès le départ, la bataille avec le révisionnisme fut traversée par la question coloniale. En 1896, Bernstein avait publié un article dans lequel il


défendait une sorte de « _socialisme patriotique_ ». Il estimait que le SPD devait faire preuve de loyauté envers son propre gouvernement en matière de politique extérieure. Il soutenait


également que, puisqu’il représentait déjà électoralement un quart de l’électorat du Reich, il devait assumer « _une certaine responsabilité dans la politique de ce Reich_ ». Pour le


Britannique Belfort Bax, défenseur d’un anticolonialisme certes teinté d’idéalisme romantique, Bernstein avait « _cessé d’être un social-démocrate_ ». Ce dernier réaffirma son point de vue :


« _Sous la domination européenne, les sauvages sont, sans exception, mieux lotis qu’avant_ » [4]. À la même époque, dans les rangs du SPD, les secteurs révisionnistes commencèrent à


remettre en cause la tactique antimilitariste du parti, qui refusait de voter les budgets militaires et le budget de la Marine de guerre au Parlement. Au Congrès du SPD de 1900 à Mayence, un


débat éclata à propos des causes de l’impérialisme et de la politique coloniale. Rosa Luxemburg dénonçait l’intervention des puissances européennes en Chine durant la guerre des Boxers,


cette « _guerre sanglante de l’Europe capitaliste contre l’Asie_ ». Elle y voyait un élan de la « _réaction internationale_ » qui devait être « _immédiatement dénoncée par une protestation


unie des partis ouvriers européens_ ». Le Congrès adopta une résolution condamnant la « _politique de pillage et de conquête_ » ainsi que les méthodes coloniales des puissances européennes,


« _sanglante parodie de la culture et de la civilisation_ » [5]. Les révisionnistes restaient alors minoritaires. Lors du Congrès de 1900 de la Seconde Internationale de Paris l’organisation


réaffirma ses positions internationalistes. Mais la thèse d’un « _colonialisme socialiste_ » fut pour la première fois avancée dans la commission des affaires coloniales du Congrès


d’Amsterdam (1904). Le Néerlandais Van Kol soutenait que la colonisation était « _inévitable_ » et qu’elle devait se poursuivre, même sous le socialisme, afin d’approvisionner l’économie en


matières premières et parce que les peuples colonisés, selon lui, n’étaient pas prêts à se gouverner eux-mêmes. Bernstein appuya cette proposition qui fut rejetée. Les relations entre


l’Europe « civilisée » et le continent africain étaient marquées depuis des siècles, par la traite esclavagiste et le pillage colonial. Mais à la fin du XIXe siècle, la question coloniale


prit une nouvelle tournure, alors que les puissances européennes convoitaient l’Afrique. Avant 1880, l’empire colonial européen se limitait principalement aux zones côtières, à quelques


exceptions près. La France avait conquis l’Algérie dès 1830, et dans le sud du continent, Hollandais et Britanniques progressaient vers l’intérieur depuis ce qui est aujourd’hui l’Afrique du


Sud. Dans les dernières décennies du siècle, Français, Britanniques, Allemands, le roi Léopold II de Belgique, et dans une moindre mesure, Espagnols et Portugais, se lancèrent dans une


conquête totale du territoire africain. La conférence de Berlin (1884-1885) fixa des « règles communes » pour ce partage et fit du « _contrôle effectif du territoire_ » une condition


nécessaire pour en revendiquer la souveraineté coloniale. Un partage qui s’imposa dans le sang pendant des années au moyen de l’écrasement militaire de la résistance des peuples d’Afrique,


l’occupation, les assassinats de masse, la torture, les viols et le travail forcé. Dans certains cas, il s’agissait de véritables génocides. Le plus important d’entre eux fut probablement


celui orchestré par le roi Léopold II au Congo. Après avoir obtenu que la conférence de Berlin ratifie l’appropriation privée du territoire congolais — vingt fois plus vaste que la Belgique


— par la couronne belge, il mit en place un régime brutal de travail forcé, imposé par la terreur militaire, pour extraire du caoutchouc et de l’ivoire. Les historiens estiment aujourd’hui


que des millions d’autochtones furent exterminés, une violence dont témoignent les photographies montrant des hommes et des femmes aux mains ou aux pieds amputés. Ces mutilations, tout comme


les viols et les flagellations, étaient des pratiques courantes des colons belges et de leur armée privée. Un autre massacre monstrueux, reconnu comme génocide un siècle plus tard, fut


celui perpétré par l’Allemagne contre les peuples herero et nama, dans l’actuelle Namibie. Entre 1903 et 1904, ces peuples d’éleveurs se révoltèrent contre l’occupation brutale de l’empire


allemand qui les avait chassés de leurs terres. Le général Lothar von Trotha fut envoyé pour écraser la rébellion à la tête d’une armée de 14 000 soldats. Illustrant toute la « haute culture


 » allemande, il déclara : « _Tout Herero trouvé à l’intérieur de la frontière allemande, armé ou non, porteur de bétail ou non, sera exécuté. Je n’épargnerai ni femmes ni enfants. Je


donnerai l’ordre de les expulser et de tirer sur eux_ ». Hommes, femmes et enfants furent fusillés, pendus aux arbres, ou contraints à fuir dans le désert du Kalahari. Ils sont morts de soif


et de faim, les puits ayant été empoisonnés. En copiant les méthodes « civilisées » des Britanniques en Afrique du Sud, les autorités allemandes établirent des camps de concentration où ils


pratiquèrent des expériences médicales sur les prisonniers et procédèrent à des massacres de masse. Des recherches historiques récentes estiment que 80 000 Herero et entre 10 000 et 20 000


Nama furent tués. Ce n’est là qu’un exemple de la manière dont l’Europe apportait sa « civilisation » et sa « culture » aux peuples africains. Rosa Luxemburg parlerait plus tard de ce crime


brutal dans son article « Femmes prolétaires », publié en 1912 : > L’atelier de l’avenir a besoin de nombreuses mains et de > nombreux cœurs pour soulager ce monde de misère imposé aux


> femmes. L’épouse du paysan gémit, écrasée sous les fardeaux de > l’existence. En Afrique allemande, dans le désert du Kalahari, > les ossements des femmes herero sans défense 


blanchissent au > soleil. Elles sont traquées par les hordes de soldats allemands et > sont condamnées à une mort horrible, de soif et de faim. De > l’autre côté de l’océan, sur les


 hautes falaises du Putumayo, > les cris des Indiennes martyrisées, agonisantes et ignorées du > monde entier, s’éteignent dans les plantations de caoutchouc des > capitalistes 


internationaux [6]. En Europe, la colonisation se légitimait sur la base de discours racistes, promus par l’État, les militaires, les Églises, la médecine, l’eugénisme, l’anthropologie, les


sociétés de géographie et de sciences naturelles. Les peuples africains étaient définis comme des « mineurs », des « sauvages » et des « barbares », incapables de s’autogouverner. Les


expositions universelles servaient à théâtraliser la supériorité européenne. Des dizaines, voire des centaines d’indigènes étaient exhibés dans de véritables zoos humains afin que les


visiteurs européens puissent les observer, se moquer d’eux et quand il ne s’agissait pas de leur jeter de la nourriture. Face à ce puissant courant raciste, la majorité du SPD maintint


publiquement une position anticoloniale de principe. En janvier 1905, August Bebel, l’un des dirigeants les plus respectés du parti, prononça un discours au Reichstag contre les politiques


coloniales allemandes et défendit le droit des Hereros à se révolter. En revanche, de nombreux lieux communs réactionnaires pénétrèrent de plus en plus les thèses révisionnistes du « 


_colonialisme socialiste_ ». Une motion présentée par ce courant fut soutenue par près de la moitié des délégués au Congrès de Stuttgart de l’Internationale, en 1907. Le débat reprit au sein


de la commission des affaires coloniales du Congrès qui approuva une résolution affirmant que les délégués « _ne condamne[nt] pas en principe et pour toujours toute politique coloniale qui,


dans un régime socialiste, pourrait devenir une œuvre de civilisation_ ». Au cours du débat, Henri van Kol, délégué néerlandais et lui-même propriétaire de plantations de café, dans les


Indes orientales néerlandaises, soutint que le « _problème des colonies est le grand problème qui dominera l’histoire moderne. Par conséquent, il est nécessaire de créer une politique


coloniale socialiste_ ». Bernstein argumenta dans le même sens, affirmant que l’idée d’abandonner les colonies était « _utopique_ » et que « _la conséquence de cette conception serait de


rendre les États-Unis aux Indiens_ ». Il déclara également qu’« _une certaine tutelle des peuples civilisés sur les peuples non civilisés_ » était « _une nécessité_ ». Kautsky répondit aux


révisionnistes en affirmant : > La politique coloniale signifie la conquête et l’appropriation > par la force de terres à l’étranger. Je conteste l’idée que > la social-démocratie 


et la politique sociale aient quoi que ce soit > à voir avec la conquête et la domination d’un territoire > étranger. […] Bernstein veut nous convaincre que la politique de > 


conquête est une nécessité naturelle. Je suis assez surpris > qu’il ait défendu ici la théorie selon laquelle il existerait > deux groupes de peuples, l’un destiné à gouverner, l’autre


 à > être gouverné, qu’il y aurait des gens semblables à des > enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes. Le soutien de la délégation allemande à la motion de van Kol provoqua une


onde de choc. Bien que Kautsky s’y soit fermement opposé, sa position était désormais minoritaire au sein de la délégation allemande, en raison de la surreprésentation de l’aile syndicaliste


du parti, favorable au colonialisme. La social-démocratie allemande avait l’habitude de trancher ses positions d’abord en interne, puis seulement ensuite de voter de façon unitaire dans les


congrès internationaux, sans rompre la discipline de parti. Ainsi, tous les délégués soutinrent la motion de la droite révisionniste. Finalement, lorsque la résolution justifiant le


colonialisme fut soumise à l’approbation du Congrès, elle fut rejetée, mais à une très courte majorité : 128 voix contre 108. La résolution finale inclut un amendement précisant que « _par


sa nature intrinsèque, la politique coloniale capitaliste conduit à l’asservissement, au travail forcé ou à l’extermination de la population indigène_ ». Des résolutions condamnant le


militarisme furent également approuvées. Sur proposition de Lénine et Luxemburg, il fut ajouté qu’en cas de guerre, les socialistes avaient « _le devoir d’agir pour y mettre rapidement fin_ 


» et « _d’utiliser par tous les moyens la crise économique et politique provoquée par la guerre pour éveiller le peuple et obtenir ainsi la chute de la domination capitaliste_ ».


L’amendement adopté empêcha les secteurs révisionnistes de s’imposer à Stuttgart, mais leur influence ne cessait de croître. En Allemagne, les opportunistes étaient influents au sein de la


fraction parlementaire et du secteur syndical du SPD. Le congrès du parti de Mannheim, en 1906, avait consolidé le pouvoir de la bureaucratie syndicale. En approuvant une « parité » entre le


parti et les syndicats, il accordait à la bureaucratie un droit de veto sur la politique du SPD concernant les « affaires communes » [7]. Elle pouvait ainsi s’opposer à la convocation d’une


grève générale. Ce courant, dirigé par Karl Liegen, leader des Syndicats libres, s’opposa catégoriquement à la campagne antimilitariste menée par Karl Liebknecht depuis les jeunesses


socialistes. En réaction, Liebknecht publia son pamphlet _Militarisme et Antimilitarisme_. Ils se retrouvaient sur des positions opposées. Ces discussions annonçaient l’évolution qu’allait


suivre le courant nationaliste et pro-impérialiste au sein de la Deuxième Internationale, qui culmina en 1914 avec le vote des crédits de guerre. LE DÉBAT SUR LA GUERRE ET L’IMPÉRIALISME À


partir de 1910, plusieurs événements internationaux ravivèrent l’attention sur la question coloniale et la guerre : la révolution chinoise de 1911, la crise marocaine la même année et la


guerre des Balkans en 1912. Durant cette période, une rupture s’opéra entre l’aile centriste et l’aile gauche de la social-démocratie qui, jusque-là, s’étaient unies contre le révisionnisme.


Au sein du SPD et au-delà, Kautsky avait été l’un des théoriciens les plus en vue du marxisme « orthodoxe » dans ses polémiques contre Bernstein. Cependant, il finit par défendre une


position centriste opportuniste. En 1910, il entra dans une vive controverse avec Rosa Luxemburg qui portait sur le caractère opportun ou inopportun de pousser à une grève générale afin


d’obtenir une réforme électorale. Dans le contexte d’un important mouvement de grèves en Allemagne, en pleine crise économique et gouvernementale, Luxemburg proposait que le SPD appelle à la


grève générale pour orienter le mouvement vers des objectifs politiques. Kautsky s’y opposait et plaidait pour reporter toute agitation de ce genre après les élections de 1912, soit deux


années plus tard. Il considérait que le plus important était d’assurer la victoire électorale de la social-démocratie. Pour cela, il fallait éviter des actions de rue qui pourraient


provoquer une réponse répressive de l’État compromettant cette opportunité. Dans sa réponse à Luxemburg, Kautsky affirmait qu’il existait deux stratégies opposées : une stratégie d’usure (la


sienne) et une stratégie de renversement (qu’il attribuait à Luxemburg). Pour Luxemburg, en revanche, la position de Kautsky n’était rien d’autre que du parlementarisme. La polémique


déboucha sur une rupture politique et personnelle entre Luxemburg et Kautsky, marquant une frontière vis-à-vis de l’aile gauche de la social-démocratie allemande. Or, comme dans le débat


avec les révisionnistes, la polémique entre le centre et la gauche opposait aussi des conceptions divergentes sur le militarisme, l’impérialisme et la guerre. Le débat avait commencé au


sujet du soutien du SPD aux conférences sur le désarmement convoquées par plusieurs gouvernements européens. En 1909, les députés socialistes du Reichstag présentèrent une motion proposant «


 _un accord international entre les grandes puissances pour une limitation mutuelle des armements navals_ », ce qui provoqua une importante discussion au sein du parti : Rosa Luxemburg s’y


opposa tandis que Kautsky défendit la position favorable au désarmement. Il publia un article sur le sujet en mai 1911, dans lequel il proposait de soutenir les « _propositions de la


bourgeoisie en faveur du maintien de la paix ou de la limitation des armements_ ». Luxemburg répliqua dans la foulée avec deux articles intitulés « Utopies pacifistes ». Elle y critiquait


les sociaux-démocrates qui tenaient des discours en faveur d’un « _désarmement partiel_ ». Leurs arguments, affirmait-elle, étaient plus proches du pacifisme bourgeois que de


l’internationalisme révolutionnaire. Pour Luxemburg, le militarisme sous toutes ses formes – guerre ouverte ou paix armée – était le fils légitime du capitalisme, et l’on ne pouvait en finir


avec le militarisme sans lutter pour le socialisme. Et s’il était illusoire de prétendre modérer les conflits de classe à l’échelle de chaque État, il l’était tout autant de vouloir « 


_diminuer, atténuer ou liquider ces conflits internationaux_ ». Elle dressait ensuite la liste des guerres survenues au cours des quinze années précédentes : la guerre entre le Japon et la


Chine en 1895 ; la guerre entre l’Espagne et les États-Unis en 1898 ; la guerre des Boers en Afrique du Sud (1899-1902) ; la guerre des Boxers et la pénétration des puissances européennes en


Chine ; la guerre russo-japonaise en 1904 ; la guerre des Allemands contre les Hereros en Afrique (1904-1907) ; l’intervention militaire de la Russie en Perse en 1908 ; et cette même année,


la crise du Maroc. Avant de souligner la conséquence la plus significative de tous ces conflits : le réarmement militaire de toutes les puissances. Luxemburg soulignait également un autre


facteur important de ces conflits : « _L’aspiration sociale et politique des colonies et des pays qui composent les “zones d’influence” à une vie indépendante_ » contribuant à accroître les


frictions à l’échelle mondiale plus qu’à les réduire. C’est pourquoi, selon elle, la tâche principale des sociaux-démocrates était d’affronter les illusions pacifistes nourries par la


bourgeoisie, tout en se préparant à la guerre. Les divergences entre Luxemburg et Kautsky sur la politique internationale resurgissent lors de la deuxième crise marocaine ou crise d’Agadir,


en1911. L’Allemagne avait envoyé un navire militaire au Maroc, contestant la zone d’influence française. Le Royaume-Uni soutint la France pour freiner les prétentions expansionnistes de


l’Allemagne et le conflit se résolut finalement sans recours aux armes, par un accord franco-allemand. Celui-ci confirmait le contrôle français du Maroc en échange de la cession à


l’Allemagne d’une partie du nord du Congo français. Peu après, le traité de Fès fut signé : l’Allemagne reconnaissait l’établissement de protectorats français et espagnol au Maroc en échange


de la reconnaissance du contrôle allemand du Congo et du Cameroun. L’Espagne conservait le contrôle d’une région au nord (y compris le Rif et le pays Jbala) et de territoires au sud, en


bordure de la colonie espagnole du Sahara occidental. Les socialistes espagnols et les syndicats s’étaient mobilisés contre la présence coloniale au Maroc pendant plusieurs années. La


protestation ouvrière contre la guerre coloniale s’était radicalisée pendant la Semaine Tragique de 1909, avec une grève générale à Barcelone et une forte répression. Luxemburg écrivit à


propos de la crise marocaine : > Guerre et paix, le Maroc en échange du Congo ou le Togo pour > Tahiti, ce sont là des questions où il y va de la vie de milliers > de personnes, du 


bonheur ou du malheur de peuples entiers. Une > douzaine de chevaliers de l’industrie racistes laissent de fins > commis politiciens réfléchir et marchander sur ces questions comme


> on le fait au marché pour la viande ou les oignons, et les peuples > attendent la décision avec angoisse tel des troupeaux de moutons > conduits l’abattoir [8]. Bien que la crise


d’Agadir en 1911 se soit finalement réglée par la voie diplomatique, elle montra, pour la première fois depuis des décennies, la possibilité réelle qu’une guerre entre puissances européennes


n’éclate. En réponse, les partis socialistes européens organisèrent des manifestations contre la guerre, mais la direction du SPD adopta une position assez vacillante. Luxemburg s’y opposa


frontalement et Kautsky défendit la ligne officielle. Au cœur de la crise, la direction de la Seconde Internationale, le Bureau international, dont faisait partie Luxemburg, avait proposé


d’organiser une réunion des partis socialistes européens pour préparer des manifestations unitaires contre la guerre. Les directions des partis français, espagnol et anglais avaient accepté.


Mais le SPD bloqua la tenue de la réunion. Un membre de la direction allemande répondit qu’il y avait peu de chances que le conflit dégénère en guerre ouverte. Il suggérait qu’il s’agissait


peut-être d’une tactique de diversion du gouvernement allemand à l’approche des élections de 1912. Il avertissait que si le SPD s’engageait dans une agitation trop marquée sur ce thème,


cela pourrait être utilisé contre lui durant les élections. Il ne fallait pas négliger les « _affaires intérieures_ ». Luxemburg rendit cette lettre publique et provoqua un scandale en


s’opposant à cette position, déclenchant une querelle dans le parti [9]. Pour elle, la signification historique de la crise marocaine était une lutte concurrentielle entre les capitalismes


européens pour s’approprier une portion du territoire africain. Il lui paraissait inadmissible que la direction du SPD propose de ne pas aborder ce sujet pour préserver une campagne


électorale à venir. Les « _affaires intérieures_ » ne pouvaient être séparées de « _la domination croissante du capitalisme dans le monde entier_ » et du « _rôle important que joue la


politique coloniale et mondiale dans ce processus_ ». Kautsky prit la défense de la direction du SPD. Son argument était qu’à l’exception d’un petit secteur du capital bancaire et des


spéculateurs, les classes dominantes allemandes n’étaient pas intéressées à une confrontation militaire. Luxemburg répondit de nouveau en soulevant deux points : premièrement, elle


critiquait l’idée selon laquelle la politique coloniale n’était pas dans l’intérêt des classes dominantes. Deuxièmement, elle reprochait à Kautsky de ne pas dire « _un seul mot sur les


peuples indigènes des colonies, sur leurs droits, leurs intérêts ou leurs souffrances causées par la politique mondiale_ ». Pour Luxemburg, la crise coloniale démontrait non seulement


l’impasse des discours pacifistes de la bourgeoisie mais aussi la révolte des peuples colonisés : > Mais la “Némésis” du capitalisme veut que plus ce dernier > dévore le monde et plus 


il sape lui-même ses propres racines. Au > même moment où il se prépare à introduire “l’ordre” > capitaliste dans les rapports primitifs des tribus de pasteurs et > des villages de 


pécheurs marocains isolés du monde, s’écroule > déjà l’ordre crée par lui à tous les coins et confins des > autres continents. Ces flammes de la Révolution brûlent en > Turquie, en 


Perse, à Mexico, à Haïti, elles lèchent calmement > les édifices de l’Etat au Portugal, en Espagne, en Russie [10]. Face à cette situation, il ne s’agit pas, pour Luxemburg, de « _rester


passif devant l’effondrement de l’ordre de la société bourgeoise_ », mais de faire de l’analyse de la politique internationale « _le fondement intellectuel d’une politique dynamique_ ». Les


divisions entre le centre kautskyste et la gauche s’approfondissaient. Si, sur le plan intérieur, Kautsky optait pour une « _stratégie d’usure_ », d’attente passive [11] affaiblissant la


classe ouvrière dans la perspective d’affrontements futurs, sur le terrain international, il défendait l’idée selon laquelle les tensions mondiales étaient en train de s’apaiser, écartant le


scénario d’une guerre généralisée. Au congrès de Chemnitz du SPD en 1912, un affrontement eut lieu entre Hugo Haase, représentant l’aile centriste et la direction du parti, et Paul Lensch


pour la gauche. Haase soutenait alors que l’intégration économique des trusts à l’échelle internationale représentait une contre-tendance à l’affrontement militaire, que le gouvernement


britannique agissait en faveur du désarmement, et que la guerre pouvait être évitée . La gauche lui répondait que les tendances à la guerre ne pouvait être contenues que par la lutte


indépendante de la classe ouvrière et que la politique du gouvernement britannique était réactionnaire car son objectif n’était pas le désarmement, tentant au contraire de freiner la montée


en puissance de son concurrent, le militarisme allemand. L’aile gauche proposait donc de remplacer la revendication du désarmement par l’appel à former des milices. Cependant, le Congrès


approuva la motion de Haase. Ces divisions entre le centre pacifiste et la gauche se manifestaient également à l’échelle internationale. Dans le parti français, Jean Jaurès avait soutenu les


positions de van Kol sur la politique coloniale « positive ». Face à la crise marocaine et au militarisme en général, il appuyait « _l’arbitrage international_ » pour résoudre les conflits.


Dans cette ligne, il alla même jusqu’à saluer l’accord franco-allemand pour résoudre la crise d’Agadir. Jaurès considérait qu’un accord entre ces puissances était « _la condition absolue de


la paix en Europe_ ». La création d’une milice citoyenne défensive était un autre axe clé de sa proposition pour éviter la guerre. Jaurès soutenait qu’il fallait réconcilier patriotisme et


internationalisme, sur la base de l’idée d’une « _juste défense_ » de la patrie contre les agressions étrangères. Mais il faisait ainsi référence aux puissances européennes, non aux peuples


colonisés. Le Parti socialiste espagnol (PSOE) s’était exprimé à de nombreuses reprises contre la présence coloniale de la Couronne au Maroc. Cependant, sa politique était fluctuante. Par


moments, vis-à-vis de la conscription, il défendait le mot d’ordre « _tout le monde ou personne_ », ce qui venait à entériner l’idée même du service militaire et de l’envoi du contingent


dans les colonies, quand bien même il s’opposerait à l’idée que les enfants de la bourgeoisie en étaient préservés. . À d’autres moments, il mettait en avant le slogan « _Pas un homme, pas


un centime pour le Maroc_ », qui exprimait plus explicitement le rejet de l’occupation coloniale. Concernant la possibilité d’une guerre entre puissances européennes, il défendait dans ses


déclarations publiques une position alignée sur les Congrès internationaux. Mais sa participation aux discussions avec les courants républicains bourgeois dès 1909 montrait une tendance


précoce à la conciliation qui allait s’approfondir dans les années suivantes. Alors que l’Espagne resta formellement neutre dans la guerre, les socialistes exprimèrent leur sympathie pour le


camp allié. GUERRE PERMANENTE OU RÉVOLUTION Vers 1912, les tensions internationales ne cessèrent de croître. Après la crise des Balkans, le Congrès extraordinaire international de Bâle fut


convoqué, dans une séquence où la menace d’une guerre en Europe s’intensifiait. Le congrès réaffirmait les principes de l’internationalisme socialiste et adoptait le mot d’ordre « _guerre à


la guerre_ » contre la « _folie universelle de la course aux armements_ ». Lénine dira plus tard que le Manifeste de Bâle posait les bases de la lutte révolutionnaire des travailleurs contre


leurs gouvernements à l’échelle internationale, afin de faire face à la guerre. Malgré cela, en août 1914, la social-démocratie allemande choisit de se ranger du côté de sa propre


bourgeoisie en mobilisant deux arguments visant à justifier et excuser cette trahison de tous les principes socialistes. Le premier avançait que l’Allemagne menait une guerre « _défensive_ »


face à l’« _offensive_ » russe. Le second identifiait le soutien de la social-démocratie à la politique guerrière de sa propre bourgeoisie à la défense des libertés et des organisations


conquises par la classe ouvrière dans les années précédentes : ses syndicats, ses associations, ses députés, ses journaux et le parti lui-même. En 1916, Luxemburg publiait _La crise de la


social-démocratie_. Plus connue sous le nom de « Brochure de Junius », le pseudonyme qu’elle utilisait, la brochure dénonce la catastrophe belliciste qui a mené à l’effondrement de la


Deuxième Internationale. Tant Luxemburg que Lénine et Trotsky écartèrent d’un revers de main les arguties ayant trait aux distinctions entre politique « _défensive_ » et politique « 


_offensive_ » pour justifier, en dernière instance, la guerre. Ils soulignaient le caractère impérialiste de la guerre : une lutte militaire entre puissances pour un nouveau partage du


monde. A ce propos, Lénine affirmait : > Mais imaginez qu’un propriétaire de 100 esclaves fasse la guerre > à un autre propriétaire qui en possède 200, pour un plus “ > juste ” 


partage des esclaves. Il est évident qu’appliquer à un > tel cas la notion de guerre “ défensive ” ou de “ défense de > la patrie ” serait falsifier l’histoire ; ce serait, > 


pratiquement, une mystification des simples gens, de la petite > bourgeoisie, des gens ignorants, par d’habiles esclavagistes. > C’est ainsi qu’aujourd’hui la bourgeoisie impérialiste 


trompe > les peuples au moyen de l’idéologie “ nationale ” et de la > notion de défense de la patrie dans la guerre actuelle entre > esclavagistes, qui a pour enjeu l’aggravation et


 le renforcement > de l’esclavage [12]. De même, Léon Trotsky écrivait : > Alors que les imbéciles et les hypocrites nous parlent de liberté > et d’indépendance nationales, la 


guerre anglo-allemande est > conduite, d’une part au nom de la liberté d’exploiter les > peuples de l’Inde et de l’Egypte, de l’autre au nom du > néo-impérialisme allemand qui veut 


soumettre les peuples de la > terre [13]. Quant à l’argument selon lequel cette politique visait à défendre les organisations de la classe ouvrière, Lénine et Luxemburg répondaient


qu’elle revenait purement et simplement à abandonner le rôle révolutionnaire du prolétariat. « _On a vendu le droit du prolétariat à la révolution en échange du plat de lentilles des


organisations autorisées par l’actuelle loi policière_ » dénonçait ainsi Lénine [14]. Dans _La guerre et l’Internationale_, Léon Trotsky proposait une réflexion profonde sur les conditions


historiques dans lesquelles était né l’opportunisme socialiste de la Deuxième Internationale. Il y retraçait les grandes étapes du mouvement ouvrier marxiste et notait que si le _Manifeste


communiste_ se terminait par un appel à l’unité internationale des travailleurs, celui-ci restait prématuré. En 1848, Marx et Engels ne purent intervenir qu’en tant qu’aile gauche d’un


mouvement démocratique bourgeois. La fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864 relançait les principes de l’internationalisme prolétarien, mais cette


organisation était davantage une anticipation des besoins futurs du mouvement que l’instrument opérationnel d’une direction révolutionnaire. Il y avait un écart profond entre la théorie et


la pratique, entre les objectifs révolutionnaires des communistes et la réalité immédiate des luttes syndicales et des efforts de clarification idéologique. La Commune de Paris représenta un


tournant historique, bien qu’éphémère : « _Tout comme le Manifeste communiste anticipait théoriquement le rôle et la nature du mouvement ouvrier moderne, et que la Première Internationale


en était l’expression pratique, la Commune de Paris fut l’incarnation révolutionnaire de la dictature du prolétariat_ ». Après sa défaite, le capitalisme connut une phase d’expansion. Ce fut


une période de croissance des organisations ouvrières qui intervenaient légalement dans la politique des États nationaux. Le centre de gravité du socialisme international se déplaça vers


l’Allemagne. En Grande-Bretagne, le processus d’intégration réformiste des syndicats à la politique bourgeoise libérale avait commencé bien plus tôt, formant une couche dirigeante de


bureaucrates syndicaux conservateurs. Une nouvelle contradiction surgit entre théorie et pratique. Au début du XXe siècle, « _le mouvement ouvrier évoluait théoriquement sous la bannière du


marxisme_ » mais « _pour le prolétariat allemand, le marxisme était devenu, non plus une formule révolutionnaire, mais une méthode d’adaptation à l’État capitaliste couronné d’un casque


prussien_ ». Les puissants syndicats libres allemands liaient leur sort à la prospérité de l’industrie allemande. La social-démocratie bâtissait une gigantesque machine organisationnelle :


un million de membres, quatre millions d’électeurs, 91 journaux, 65 imprimeries. Mais tout cela se développait dans un esprit d’opportunisme politique. > Les révisionnistes allemands sont


 nés de la contradiction entre le > Parti réformiste et sa théorie révolutionnaire. Ils ne comprirent > pas que cette contradiction était conditionnée par l’époque et > ne serait 


tranchée que dans le développement général futur. Ils > la tenaient pour une contradiction logique en soi. La faute des > révisionnistes provient de ce qu’ils ont voulu perpétuer le


> Réformisme comme la seule méthode de lutte des classes. Sur cette > voie, le révisionnisme tomba dans la contradiction apportée par > les tendances objectives du développement 


capitaliste, qui par > l’acuité accrue de l’affrontement des classes conduit à la > révolution sociale, seul recours à l’émancipation du > prolétariat [15]. Trotsky soulignait que


le marxisme avait triomphé dans le débat théorique avec le révisionnisme. Mais cette victoire idéologique ne signifiait pas une victoire organisationnelle, stratégique ni psychologique. La


révolution russe de 1905 ouvrit un nouvel horizon historique. Elle renforça l’aile gauche dans tous les partis de la Deuxième Internationale. Les soviets et la grève de masse montraient


qu’un autre chemin était possible, distinct de celui de la collaboration avec l’État bourgeois. Les leçons de 1905 et la première formulation de la théorie de la révolution permanente par


Trotsky furent décisives pour les débats au sein du marxisme international. Lors de la période de reflux qui suivit, le centre kautskyste se rapprocha de la droite socialiste, rompant avec


la gauche. La social-démocratie allemande, approfondissant sa dégénérescence opportuniste, « _fit de l’organisation un culte en soi_ ». Et c’est précisément cela qui justifia, à ses yeux,


l’alliance avec sa propre bourgeoisie : il fallait préserver l’organisation. Mais cette organisation fut incapable de s’opposer à l’impérialisme. Elle devint un fardeau pour la classe


ouvrière « _parce qu’elle se considérait avant tout comme un État conservateur dans l’État_ ». Un autre facteur central explique la faillite de la Deuxième Internationale : la montée d’un


socialisme impérialiste. Lors du Congrès de Stuttgart, la majorité des délégués allemands, notamment les dirigeants syndicaux, s’opposèrent à la résolution marxiste sur la politique


coloniale. En 1914, cela prit tout son sens : « _Aujourd’hui, la presse syndicale lie explicitement la cause de la classe ouvrière allemande au travail de l’armée des Hohenzollern, avec bien


plus de lucidité que les organes politiques_ » [16]. Lorsque les États capitalistes débordèrent le cadre national pour devenir des puissances impérialistes, le programme du mouvement


ouvrier restait confiné à des revendications minimales dans les limites de la légalité bourgeoise. Trotsky identifiait là la cause profonde de l’impuissance du prolétariat face à la guerre :


> Pour autant que le pouvoir capitaliste devient mondial, > c’est-à-dire impérialiste, le prolétariat ne peut lui faire > obstacle sur la base du programme (appelé minimal) fondé 


sur les > conditions de coexistence des travailleurs et d’un gouvernement > national. Dans la lutte des tarifs douaniers et la reconnaissance > légale, le mouvement ouvrier ne peut 


déployer l’énergie dont il > faisait preuve contre le féodalisme. Il doit renouveler ses > méthodes de combat, car obligé de s’adapter au changement > constant du marché, il tombe 


matériellement et moralement sous la > coupe de l’impérialisme [17]. La seule issue pour ne pas sombrer dans cette dépendance était d’engager, concrètement, la lutte pour le socialisme.


La classe ouvrière ne pouvait résister à la puissance de l’impérialisme qu’en rompant avec ses vieilles tactiques opportunistes. Elle ne pouvait espérer vaincre l’impérialisme qu’en


s’engageant sur la voie de la révolution sociale. L’effondrement de la social-démocratie de la Deuxième Internationale en fut la démonstration. La réapparition des conseils ouvriers en


Russie en 1917 prouva que cette révolution n’était plus une simple hypothèse théorique, mais une réalité effective. Nous n’avons pas abordé ici en détail les débats théoriques et


stratégiques sur la révolution russe, tels qu’ils furent menés au sein du marxisme international dès 1905. Ces discussions étaient directement liées aux différentes conceptions de


l’impérialisme. Dans le cas de Trotsky, ses réflexions sur le développement inégal et combiné en période impérialiste se retrouvèrent au cœur de sa théorie de la révolution permanente. Il


parvint ainsi à articuler une vision théorique et stratégique de la révolution socialiste en Russie, rompant avec tous les schémas du matérialisme vulgaire ou évolutionniste. Par la suite,


il généralisa cette théorie à l’ensemble des pays semi-coloniaux et à la dynamique de la révolution mondiale. Seule une minorité internationaliste au sein de l’Internationale refusa la


guerre en août 1914. La conférence de Zimmerwald, en septembre 1915, rassembla des délégués de plusieurs pays. Elle regroupait un courant pacifiste et une aile révolutionnaire formée par les


spartakistes allemands, Trotsky et Lénine. Malgré ses limites, cette conférence permit de renouer avec le fil rouge de l’internationalisme. Si à Zimmerwald puis à Kienthal les


révolutionnaires restaient minoritaires, les souffrances immenses provoquées par la guerre déclenchèrent une puissante vague de lutte des classes qui rendit possible le triomphe de la


révolution russe sous la direction des Bolcheviks. Mais cela appartient déjà à une autre histoire qui excède les limites de cet article. _Une traduction réalisée par Ana Demianoiseau._